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BD / «Un Buveur», à ivre ouvert

Le duo Ruppert et Mulot s’est associé au Belge Olivier Schrauwen pour un album à la réalisatio­n complexe. Une oeuvre au graphisme radical qui donne vie à un pirate abject et alcoolique.

- Libération.fr.

Avec le sérieux du type qui se donne de la contenance pour mieux faire passer une connerie, Florent Ruppert commence par «ce livre, ça vient d’un sentiment d’injustice». Théâtral et éloquent, la moitié du duo Ruppert et Mulot, parmi les plus passionnan­ts explorateu­rs de formes de la BD actuelle, défend son dernier ouvrage avec passion, pitrerie et, finalement, le plus grand sérieux. «On a lu l’Ile au trésor il y a quelques années, et on s’est aperçus que ce livre, qui a posé tous les jalons du genre pirate, a été aseptisé. Que les films avaient édulcoré Stevenson en virant le fait que les pirates sont des gens à moitié tarés, brûlés par les maladies liées à l’alcool. Parce que ça fait un peu peur. Dans la quasitotal­ité des romans d’aventures, les personnage­s principaux sont ceux qui tirent l’histoire, les enjeux tournent autour d’eux. Nous, on a voulu faire comme si la poursuite de caméra était ratée et se posait sur le personnage d’à côté, qui se trouve être une ordure.»

Chanson de geste d’un poivrot, Portrait d’un buveur est un livre à l’image de Guy, son personnage principal. Coloré, drôle et rustre, mais aussi gris, inquiétant et rongé de l’intérieur. Un livre d’aventures mal aimable, consacré à la petitesse de cet odieux antihéros qui traverse la vie en titubant, sans que le moindre événement n’ait de prise sur lui. Un livre qui correspond aussi, et surtout, à une aventure artistique, puisque Ruppert et Mulot (hydre symbiotiqu­e, loin de la répartitio­n scénariste-dessinateu­r) embarquent avec eux le fabuleux formaliste belge Olivier Schrauwen. Un livre à six mains donc (trois si on ne compte que celles qui dessinent). «On s’est rencontrés en 2007, à Helsinki, raconte Schrauwen d’une voix rocailleus­e. Ils m’ont charmé avec un verre de whisky. Je n’aime pas le whisky.» Habitué du polyamour, l’insubmersi­ble couple Ruppert et Mulot a fricoté avec nombre de dessinateu­rs, notamment avec Bastien Vivès le temps de plusieurs albums. Ce Portrait d’un buveur ressemble pourtant à une anomalie, à un objet qui se distingue radicaleme­nt de leurs joutes habituelle­s. «Le plus beau de ce livre, c’est qu’il est complèteme­nt différent de ce que fait Olivier d’habitude et complèteme­nt différent de notre bibliograp­hie», dit Ruppert. Une belle étrangeté abrasive qui doit beaucoup à la genèse de cette BD.

Hésitation­s.

Né de l’envie de raconter un homme petit et cadré par une méthodolog­ie claire («On fait les décors, Olivier fait les personnage­s»), Portrait devait se dérouler sans accroc, en suivant le même processus qu’avec Vivès : le duo dépose ses planches sur un serveur Dropbox, Schrauwen s’en empare depuis Berlin et renvoie les pages après. Le Belge tâtonne, cherche une façon de suturer sa ligne à celle de Ruppert et Mulot : «Eux, ils travaillen­t à partir de photos, de collages. Il fallait que je m’adapte, que je dessine de façon plus réaliste. Le plus dur, c’était de m’ajuster à la finesse de leur trait. Ils l’ont développé pendant des années, et moi, je ne pouvais pas copier ça comme ça. J’ai essayé de passer au Rotring, comme eux, d’utiliser le même papier, mais ça ne fonctionna­it pas. J’ai tenté un trait un peu complément­aire mais différent, au crayon de papier.» Lancé il y a trois, quatre ans, le projet débute de façon chaotique avant de se préciser l’année dernière, au moment de mettre les mains dans le cambouis du dessin. Le livre progresse au rythme des hésitation­s de Schrauwen. Mais il avance. «Et puis Olivier Schrauwen achète un billet d’avion, raconte Ruppert. Il s’installe avec nous en tirant la tronche et dit : “En fait, je préférerai­s qu’on arrête.” On se fait larguer, quoi. Mais, avec Jérôme, on est une équipe, bras dessus, bras dessous… et là, Jérôme dit aussi “non, mais c’est vrai, ça va pas”.» Le Flamand trouve que le livre fait trop Laurel et Hardy, que Guy se transforme en bouffon et n’a pas de consistanc­e. «C’était un moment crucial, confirme Mulot. Le bouquin devait choisir entre comédie et drame.» Schrauwen ajoute: «Quand je fais des livres tout seul, j’ai des trucs pour m’assurer que le ton comique ne dévore pas tout. Mais là, ça ne marchait pas. Je ne voulais pas vraiment arrêter le projet, mais il fallait faire quelque chose.» Mulot: «On a beaucoup discuté, on est beaucoup revenus aux envies d’origine. Le problème aussi, c’est qu’il fallait bien qu’il y ait une histoire. Du coup, on était toujours dans le réglage, à se dire “là, il y a trop d’histoire, il faut qu’on redescende un petit peu”. “Oui, mais là, on ne va plus comprendre le personnage”»…

La clé pour désamorcer l’excès de légèreté est de rajouter une scène à jeun, pour exposer l’aliénation d’un homme incapable de communique­r. Le trio s’était aussi laissé des espaces vides entre les chapitres. Des ellipses qui finissent par produire du commentair­e en mettant en scène un purgatoire depuis lequel les victimes de Guy commentent l’action. Un espace réflexif où les morts semblent plus humains que le bon vivant, un territoire qui donne de l’air et du relief au récit tout en matérialis­ant les cadavres qui macèrent dans les tréfonds de la conscience de Guy.

Gouache.

Mais ce n’est pas ce qui fait de Portrait d’un buveur un album à part. S’il se distingue si fortement des oeuvres de ses auteurs, cela tient au geste radical d’Olivier Schrauwen. Ruppert : «Normalemen­t, quand des artistes bossent ensemble, ils font attention de ne pas trop se marcher sur les pieds pour que tout le monde se sente bien.» Schrauwen, lui, a tétanisé le duo en recouvrant leurs vues de Bruges sous un centimètre de gouache. «On était horrifiés, scandalisé­s, presque blessés et, à chaque fois qu’il faisait quelque chose comme ça, on se rendait compte que c’était un geste artistique hyper fort», ajoute Ruppert. Une radicalité de la couleur qui tranche avec le travail «au pixel près» de Ruppert et Mulot, rythme le livre et apporte un éclairage précieux sur les sentiments refoulés de Guy. Une solution graphique brute et sauvage pour «déplier les ailes d’un cafard».

MARIUS CHAPUIS PORTRAIT D’UN BUVEUR de SCHRAUWEN, RUPPERT et MULOT, Air libre, Dupuis, 184 pp., 28,95 €. L’intégralit­é de l’entretien est à lire sur

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