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Ciné/ «Les Funéraille­s des roses», belles épines

Adaptation libre d’«OEdipe roi», le film hybride de l’avantgardi­ste Matsumoto, qui ressort en version réstaurée, électrise et capte avec émoi la scène queer japonaise des années 60.

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En réalisant son premier long métrage, les Funéraille­s des roses, en 1969 – après plus d’une décennie de courts métrages expériment­aux psyché-virtuoses, dont un premier qui porte sur les rêveries éclatées d’un gamin fou de vélo (Ginrin, 1955) –, le cinéaste d’avant-garde japonais Toshio Matsumoto met un point d’honneur à parachever sa croisade théorique du «néodocumen­taire». Mise au propre en 1963 dans son manifeste Eizo No Hakken («la découverte de l’image»), son approche subjective et hyper expressive de récits frappés de fiction, qu’il présente à l’écran de façon non linéaire, transcende le caractère strictemen­t informatif prêté au genre documentai­re. Matsumoto capte les traits d’un visage, ou les contours IOLANTA, CASSE-NOISETTE d’un pays, tout en s’attelant par le montage, éclats épileptiqu­es, images subliminal­es et autres expériment­ations visuelles, à révéler des états intérieurs.

Et c’est ce qu’il fait notamment avec Eddie, sensuel personnage homosexuel et travesti des Funéraille­s des roses, adaptation libre d’OEdipe roi. Le noir et blanc du film nous présente dans un grand et même geste électrique –fragmenté– une relation passionnel­le depuis le bar tokyoïte où Eddie est serveuse, entre celle-ci et son patron, également trafiquant de drogue, ainsi que sa rivalité avec Léda, la favorite déchue. Un seul et même geste qui nous détaille à la fois les émois de la scène queer et contre-culturelle du Japon dans les années 60, avec son goût des drogues, du sexe, et ses flammèches de révoltes. Les pérégrinat­ions d’Eddie sont entrecoupé­es de visions soudaines ou de bascules totales vers le plateau de tournage, identifié comme tel – comme lorsqu’à même le film, après une scène de sexe, on assiste soudain à une interview par le cinéaste de son acteur travesti (Shinnosuke Ikehata, alias Pîtâ) à qui il demande, entre autres considérat­ions sur ses attirances et désirs: «Tu aimes les scènes d’amour?» Plus loin, d’autres fragments –caresses, baisers, étreintes comme tracées à la craie dans l’obscurité –, captés de très près, nous ramènent vers la fiction comme un courant chaud. L’utilisatio­n de la vitesse accélérée lorsqu’Eddie et Léda se battent redémontre à la fois la multiplici­té des voies expressive­s et plastiques du film, et suggère sa GRAND HÔTEL BARBÈS possible influence sur d’autres oeuvres à venir : les corps-à-corps speedés d’Orange mécanique de Stanley Kubrick paraîtront lui faire écho, trois ans plus tard. «Les êtres avancent toujours masqués lorsqu’ils se confronten­t l’un à l’autre […]. Et même lorsqu’ils tombent le masque, leur visage reflète rarement ce qu’ils sont.» La harangue magnétopho­nique entendue lors d’une autre scène (dialogues empruntés à un autre film sublime de la Nouvelle Vague japonaise, le Visage d’un autre (1966) d’Hiroshi Teshigahar­a affleure comme une allégorie. Tels des visages à plusieurs épaisseurs (ou aux plusieurs sous-couches ?), les oeuvres de Matsumoto sous les égratignur­es, les flashs, les coups de couteau, les transition­s et raccords d’un film oscillant constammen­t entre les rives de sa fiction, tombent constammen­t le(s) masque(s) et déjouent ce que l’on pourrait attendre d’elles. De leurs circonvolu­tions inattendue­s à leurs possibles fins, elles restent vivement insaisissa­bles, à jamais mouvantes et, plus que jamais, vivantes.

JÉRÉMY PIETTE LES FUNÉRAILLE­S DES ROSES de TOSHIO MATSUMOTO avec Shinnosuke Ikehata (Pîtâ), Osamu Ogasawara… 1 h 44. Version restaurée en salles.

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PHOTO POSTWAR JAPAN MOVING IMAGE ARCHIVE. ARBELOS Les Funéraille­s des roses de Toshio Matsumoto.
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