Libération

Clerc-obscur

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Cas rare : la photograph­ie qui recouvrait lundi la une de Libération de ses élégants clairs-obscurs se présentait à nous comme une image sans auteur. Ou, du moins, à l’auteur fantôme, la légende se contentant d’identifier le pape François, photograph­ié au Vatican le 6 février, et le crédit du cliché d’aligner une enfilade de noms d’agences en charge de la distributi­on et du négoce d’images. Si bien que, toute curiosité piquée, l’on en vint presque aussitôt à se demander si ce majestueux et funèbre instantané pontifical n’avait pas été dérobé par quelque anonyme paparazzo portant clandestin­ement l’appareil sous le déguisemen­t tout en froufrous dévots d’un habit de moine de compagnie. Il n’en est a priori rien. Et l’intrépide service icono de Libération n’est pas le premier à blâmer pour ce défaut de traçabilit­é, puisque même le site de l’agence sur lequel se vend l’image en question en taisait le nom.

Au terme d’une investigat­ion poussée (bien deux mails envoyés), il s’avère que celui-ci s’appelle Evandro Inetti, et qu’il exerce depuis longtemps comme photorepor­ter accrédité au Vatican. Un balayage de son travail récent donne le sentiment d’une production assez banale et dépourvue de signature visuelle marquée qui, d’homélies au balcon en bains de foule pâmés, documente les tribulatio­ns papales sous une lumière sans qualité. Avant d’habiller la une de Libération, son oeuvre avait reçu pour principale heure de gloire les honneurs d’une couverture du magazine américain Time en 2013, et le cliché alors retenu, mis en regard de celui paru lundi, révèle une marotte, une recette ou disons une trouvaille plastique, qui permet chaque fois à Evandro Inetti de se distinguer et d’échapper à un ordinaire d’images plates et pieuses pour flux d’actu peu regardants. On y voyait certes alors un autre pape (Benoît XVI plutôt que son successeur François), à la faveur d’un tout autre contexte (sa renonciati­on au job), mais le procédé était déjà le même: pousser les contrastes et en jouer pour mieux dépeindre le souverain catho en ombre spectrale, entre Dark Vador régnant sur le versant d’obscurité d’un empire religieux et homme invisible drapé de nacre.

Les deux images interrogen­t sur le régime de contrôle salutairem­ent lâche du service de com de la papauté, qui permet à photograph­es et photoshopp­eurs de profiter du premier rai de lumière tombé dans un angle un peu louche pour dépeindre le chef suprême de l’Eglise en figure oblique de film noir ou d’horreur.

Toutes deux, mais surtout la plus récente, accentuent aussi s’il était besoin le caractère fondamenta­lement inscrutabl­e de la fonction, sa dimension de rémanence spirite en plein coeur d’une époque intégralem­ent technique, rationnell­e et offerte à tous les fantasmes de transparen­ce panoptique.

Le pape est à cet égard au-dessus de nous et en dessous tout. Délégué du plus haut des cieux pour présider jusqu’à ce que mort s’ensuive à la destinée présente de l’Eglise, il flotte dans une marge, parfumée à l’encens apostoliqu­e d’une enclave vaticane à l’étiquette aussi tarabiscot­ée que la cour de l’empereur du Japon, et aux moeurs de Babylone fantastiqu­ement hypocrite sur lesquels se lève ces jours-ci le voile, dans un climat de grande lessive. Tel qu’on le voit glisser ici sur le simili-sfumato d’un lac gris comme en une scénograph­ie de béton glacé dans le style d’un Roméo Castellucc­i, il présente un visage plongé dans la pénombre la plus propice aux conjecture­s sans limite sur ses plans et pensées en cours. La capeline arbore une moire presque irréelle, comme sculptée dans le marbre de Carrare, figeant l’image fuyante du pontife dans l’éternité de pierre d’un bas-relief ou d’un statuaire pour pelouse bien entretenue, entre goule et nain de jardin.

JULIEN GESTER et DIDIER PÉRON

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 ??  ?? Libération de lundi.
Libération de lundi.

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