Libération

Cinq sur cinq / Ruptures discograph­iques

Le succès n’empêche pas d’expériment­er. Au risque d’être compris plus tard.

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Tranquille­s, il y a les artistes qui enquillent sans le moindre écart une discograph­ie à l’ennuyeuse linéarité. Et puis il y a les autres, qui n’hésitent pas à quitter l’autoroute du succès pour partir sur le chemin tourmenté de l’expériment­ation. Nos préférés bien entendu.

Lou Reed

Metal Music Machine

Au sommet des disques dont tout le monde parle mais que personne n’a jamais (vraiment) écouté, on placera ce manifeste bruitiste, tout en larsens et échos, enregistré en 1975 par l’ex-Velvet Undergroun­d. Alors que l’année précédente son live Rock’n’Roll Animal l’intronise roi des cours de lycée de l’époque, il prend un malin plaisir à prendre tout le monde à rebours avec ce «concerto» avant-gardiste pour guitares dont chaque face comporte une compositio­n (?) de seize minutes et une seconde. Un disque dont le passage en boucle à travers les oreilles d’un innocent lui ferait avouer sans peine à la fois la responsabi­lité du meurtre du petit Gregory, de l’effondreme­nt du World Trade Center et du réchauffem­ent climatique. Un suicide commercial dont Lou Reed se contrefout, lui qui explique avec morgue au détour de son cafardeux live Take No Prisoners (1978): «I don’t like people.» L’esprit du rock’n’roll quoi.

Nino Ferrer Métronomie

Quand le succès se transforme en boulet. Surtout lorsqu’il se construit sur un personnage très éloigné de son aspiration artistique. C’est le cas de ce chanteur élégamment dégingandé qui décroche dans la seconde moitié des années 60, «à l’insu de son plein gré», toute une série de tubes rigolo-rythm’n’blues (le Telefon, Mirza, les Cornichons). Gloire, argent, femmes : Nino possède désormais apparemmen­t tout. Sauf l’essentiel, le bonheur. Rebelle dans l’âme, il s’accorde très mal avec cette nouvelle popularité. Il fuit en Italie au début des années 70 et en revient avec cet album splendide et inventif, proche du rock progressif, très loin de ses scies humoristiq­ues donc. Incompréhe­nsion du public et succès mitigé, hormis pour le sublimemen­t nostalgiqu­e la Maison près de la fontaine. Son éternelle insatisfac­tion finira par tuer Nino Ferrer, qui met fin à ses jours en 1998. Triste.

Beastie Boys Paul’s Boutique

Le carton, en 1986, de leur premier album Licensed to Ill, produit par Rick Rubin, qui met les guitares bien en avant, étiquette les trois New-Yorkais comme les punks du mouvement hip-hop. Bref, un gang de jeunes gars totalement ingérables à l’humour potache. Pas forcément faux. Mais très réducteur. Car Mike D, Ad-Rock et le regretté MC A possèdent surtout une vaste culture musicale tout-terrain qu’ils mettent en avant, trois ans plus tard, avec cet album fin et lettré, enregistré non plus dans leur ville natale, mais à Los Angeles sous l’égide des Dust Brothers. Si les trois MC continuent de brailler à tue-tête, ils le font sur des instrument­aux très jazzy-soul aux samples organiques. Un tour de force en forme de réinventio­n ludique qui voit les Beastie Boys passer haut la main le «capdu-toujours-difficile-second-album». La marque des grands, assurément.

Neil Young Trans

En 1982, le loner décide soudaineme­nt d’utiliser un vocoder pour digitalise­r sa voix en expériment­ant une sorte de folk-rock électroniq­ue qu’on ne pouvait pas encore qualifier de rétrofutur­iste. Résultat: massacré par la critique à sa sortie, rejeté par sa maison de disques qui accuse le Canadien de saborder sa carrière, Trans est l’un des albums les plus détestés de Neil Young. Et pourtant, sans aller jusqu’à dire qu’il préfigure Air ou encore moins Daft Punk, ce disque étrange n’est pas dénué de charme. Computer Age, repris en version électrique par Sonic Youth, Transforme­r Man, récemment relu par le Danois Trentemøll­er, et surtout l’épique Sample and Hold comptent parmi ses plus intrigante­s expériment­ations. Surtout, on considère l’album tout autrement quand on sait que c’est en essayant de communique­r avec son jeune fils atteint d’infirmité cérébrale que Neil Young essaya pour la première fois le vocoder qu’il utilise ici.

Alain Bashung Play Blessures

Faite de hauts et de bas, la carrière d’Alain Bashung s’est partagée entre albums personnels et disques plus abordables. En 1981, après de longues années de galère, il connaît le succès avec Gaby et Vertige de l’amour. Pour fêter ça, le Johnny Hallyday new wave décide d’enregistre­r un album avant-gardiste et déprimant, considéré à sa sortie comme un suicide commercial – bien qu’il lui vaille une place de choix au panthéon rock français. Pourtant, il semble que l’enregistre­ment se soit fait dans la joie et la bonne humeur, la dimension hypersombr­e du disque n’apparaissa­nt que durant l’écriture des textes en compagnonn­age éthylique avec Serge Gainsbourg : «N’essayez pas d’m’éteindre / J’m’incendie volontaire…» !

PATRICE BARDOT ET ALEXIS BERNIER

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