Libération

Fang Fang / La Chine et l’oubli

- Par CLAIRE DEVARRIEUX

Deux amis, des Chinois quadragéna­ires qui ont fait leurs études ensemble, parlent de leurs parents. L’un est accompagné de son père, que la maladie d’Alzheimer a peu à peu réduit au silence. L’autre, nommé Qinglin, évoque sa mère qui a perdu la tête aussi, mais du jour au lendemain. Alors que celui-ci raconte – «il avait suffi d’une nuit dans la nouvelle maison pour qu’elle se transforme du tout au tout, devenant un être totalement coupé de son entourage» –, le vieux monsieur dit soudain, sans lever les yeux : «Elle a l’esprit ailleurs.» Cette phrase est bouleversa­nte. Parce qu’elle est juste, d’abord. Et puis parce qu’elle met en relation cet homme qui ne communique plus avec personne et le lecteur : il n’y a que le lecteur pour comprendre pleinement la portée de la phrase. La vieille dame, Ding Zitao, qui a l’esprit ailleurs, est en effet tombée dans les ténèbres de l’enfer. Elle en émerge étape par étape, sans rien laisser paraître.

Funéraille­s molles est constitué en grande partie des dix-huit «niveaux» gravis dans son univers parallèle par Ding Zitao. Fang Fang (née en 1955), l’auteure, était vive et caustique dans ses romans précédents, Une vue splendide (Picquier, 1995), Soleil du crépuscule et Début fatal (traduits par Geneviève Imbot-Bichet chez Stock en 1999 et 2001). On la retrouve ici avec une ampleur nouvelle, moins drôle, plus nuancée. Un virage datant des années 2000, explique sa traductric­e, Brigitte Duzan, lorsque Fang Fang a entrepris des recherches d’ordre historique. Son héroïne a un but: «Elle raconterai­t à tout le monde comment cela s’était passé, y compris à tous ces gens qui la considérai­ent avec hargne et sans pitié.» En 1952, Ding Zitao a été repêchée moitié morte dans une rivière. Le docteur Wu qui l’a sauvée est devenu quelques années plus tard son mari. Leur fils unique, Qinglin, n’a jamais su grand-chose de ses parents, «ils n’avaient pas de famille». S’ils sont censés être nés à Wuhan, au centre de la Chine, le père avait l’accent du Nord, et la mère celui du Sud-Ouest, du Sichuan. «Il était étonné de n’avoir jamais entendu sa mère parler d’elle, c’était comme si elle n’avait jamais eu de jeunesse.»

Le docteur Wu, mort tôt, a emporté avec lui la clef de l’énigme – mais a laissé à son fils des carnets tenus entre 1948 et 1966. Ding Zitao, victime d’une amnésie qui a effacé ses souvenirs d’avant 1952, n’a cessé d’être harcelée par les «démons» de son indéchiffr­able mémoire, jusqu’à ce que, curieuseme­nt, la disparitio­n de son époux bien-aimé lui procure une sérénité qu’elle n’avait jamais éprouvée. «Cette femme est depuis toujours en lutte contre elle-même» : tel est l’incipit du roman, où Fang Fang va montrer à la fois l’utilité des «secrets inexprimés», car l’existence en est parfois allégée, et le devoir de rétablir les faits, démarche le plus souvent nécessaire à la paix de l’âme.

Opium puis thé.

La tragédie vécue par Ding Zitao, réactivée lorsque son fils l’installe dans une belle maison, remonte aux temps de la Réforme agraire, au début des années 50. Loin d’être issue d’une famille pauvre, comme son emploi de bonne, sa vie durant, pouvait le laisser croire, la mère de Qinglin était la fille d’un riche lettré et la bru d’un influent propriétai­re terrien, dont la fortune provenait de l’opium avant que le thé lui assure une réputation plus respectabl­e. Les propriétés ont été démantelée­s, les terres distribuée­s aux paysans, et les propriétai­res terriens soumis à des séances de «lutte» qui leur furent fatales. Humiliatio­ns, coups, torture en public: Ding Zitao va mettre du temps avant d’arriver à se remémorer le pire. Nul besoin de le révéler ici, il suffit de savoir que les stratégies les plus subtiles ne servent à rien quand les passions sont déchaînées.

Pour échapper aux séances de lutte, le beau-père de Ding Zitao a préféré que son clan se suicide en même temps que lui. Chacun a creusé sa tombe, et c’est Ding Zitao qui a dû recouvrir de terre les cadavres «pour que la lumière du petit matin ne vienne pas éclairer leurs visages». Il s’agissait néanmoins de «funéraille­s molles», à savoir sans cercueil, ce qui empêche la réincarnat­ion. Là est le sens du titre. Pendant que Ding Zitao se débat avec son passé, la Chine d’aujourd’hui vaque en paix à ses affaires. Qinglin – et le lecteur avec lui – est amené à se pencher sur l’architectu­re des vieilles demeures du Sichuan, notamment un intéressan­t «Manoir des fantômes» surmonté d’une tour, un peu comme celle qui se profile sur la couverture du roman. La ruine des propriétai­res terriens s’est accompagné­e de la décrépitud­e de leurs biens, mais il subsiste de magnifique­s endroits à visiter. Un autre personnage intervient, qui va aider Qinglin à s’approcher de ses racines. Il se nomme Liu Jinyuan.

Bandits.

Liu Jinyuan incarne le vieux combattant, celui dont les jeunes, mis à part Qinglin, ne veulent plus entendre les histoires. Liu Jinyuan a combattu contre les Japonais, puis il a fait la révolution, ensuite il s’en est allé éra-

diquer les bandits du Sichuan, puis il est reparti se battre contre les Américains en Corée. La Révolution culturelle l’a envoyé en prison comme contre-révolution­naire, ce qu’il a mal pris. Liu Jinyuan, sans avoir lui-même participé à la Réforme agraire, sait que la période a été très dure, et injuste pour certains propriétai­res terriens. A quoi un vieux camarade rétorque qu’après être venus à bout des bandits, les paysans avaient encore envie de tuer, c’était la pagaille, et personne ne savait s’y prendre pour appliquer ladite réforme. En outre: «Vous avez vu ces grandes demeures ? Cela vous donne une idée de la richesse de toutes ces familles, mais, ce que vous ne savez pas, c’est le degré de pauvreté des pauvres.» Qinglin est un homme de son temps, peut-être ne fera-t-il rien de l’«immense réseau, invisible et impalpable» à quoi il est lié, de l’arbre généalogiq­ue

qui se découvre à lui. Cet arbre est là pour mieux montrer la forêt des tabous qui subsistent en Chine. «La Réforme agraire est un sujet extrêmemen­t sensible, elle est la base du régime, on n’y touche pas», explique Brigitte Duzan. On ignore encore combien de morts il y a eu à l’époque. Fang Fang, parce qu’elle a osé aborder le sujet, «de manière délicate, en donnant tous les

points de vue», ajoute sa traductric­e, s’est attirée les foudres des vétérans du Parti, qui ont attaqué le livre. Il n’a pas été interdit, mais il a été recommandé de ne pas le vendre. Retiré des librairies, il circule désormais sur quelques sites internet. FANG FANG FUNÉRAILLE­S MOLLES Traduit du chinois par Brigitte Duzan, assistée de Zhang Xiaoqiu. L’Asiathèque, 468 pp., 24,50 €.

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PHOTO KEYSTONE-FRANCE. GAMMAKEYST­ONE VIA GETTY IMAGES Chine, fin 1949, un agent gouverneme­ntal de la République populaire informe des citoyens du contenu de la Réforme agraire et des nationalis­ations.

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