Libération

Charif Majdalani / Tribulatio­ns libanaises au XVIIe

- Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

QÉRIC HOLDER u’est-ce qu’une vie ? Comment se forge un destin ? Quel rôle joue le libre arbitre dans son déroulé ? Plus, comment négocier avec son propre désir sans avoir de prise sur son assouvisse­ment ? On pourrait croire ouvrir un traité de philosophi­e à lire le titre du dernier livre de Charif Madjdalani, Des vies possibles. C’est un leurre dans la mesure où il y raconte, en romancier adepte de narrations épiques et familiales, l’existence imaginaire d’un personnage du XVIIe siècle entre Orient et Occident. Mais tout au long du livre affleure la permanente préoccupat­ion intérieure de son héros, à qui il arrive maintes péripéties, de trouver une place dans ce monde, une place qui lui donne un sens, et vienne calmer son insécurité intrinsèqu­e.

Au XVIIe siècle, de très jeunes gens de la haute montagne libanaise étaient envoyés par l’Eglise maronite étudier à Rome. C’est un épisode peu connu de l’histoire des relations entre le Liban et l’Europe que déterre l’auteur. Son personnage, Raphaël Arbensis, forme italo-latine de son nom arabe, Roufeyil Harbini, fait partie de ces portées d’Orientaux recrutés et formés par l’Eglise en Italie. «Ces gens-là ont beaucoup été utilisés dans le combat de la contre-réforme contre les protestant­s, pour la traduction de textes entre autres. Ils étaient un peu instrument­alisés dans un combat idéologiqu­e propre à l’Occident», explique l’écrivain libanais de passage à Paris. Raphaël, sorti enfant de son pays, acculturé ensuite à l’enseigneme­nt européen, ne sera plus de nulle part. «Parti très tôt, il n’a plus d’oriental que les langues, ajoute Charif Majdalani. Et l’Occident auquel il a adhéré ne le prend pas comme sien, Venise le chasse.»

Cardinal éberlué.

Arrivé à Rome à 13 ans en 1621, Raphaël va montrer rapidement des dispositio­ns. Amené à plaider sa cause, il s’exprime dans un parfait italien. Devant un cardinal éberlué. Plus que la théologie, ce sont les thèses de Galilée qui le passionne. Devenu professeur de latin au Collège maronite, il s’ennuie, ne tient pas en place comme on commençait à s’en douter. La trajectoir­e toute tracée de professeur érudit, traducteur «Quelques clients dans l’après-midi – beaucoup, pour la bouquineri­e. Une vingtaine, dont certains en même temps, vers dix-sept heures, au crépuscule. Lorraine surgit, qui ajoute encore au nombre, vêtue du pull sans forme qu’elle portait ce matin. – Ça fait plaisir à voir, autant de monde… murmure-t-elle par-dessus ma table de travail.» et bientôt d’envoyé par le pape Urbain VIII pour créer une institutio­n d’enseigneme­nt au Mont-Liban, va avorter. Le reste de ses aventures, achat de canons, rachat d’esclaves, piraterie, sont entre autres inspirés de la vie d’Abraham Ecchellens­is, un savant maronite ayant réellement existé.

Caravage et Titien.

On dit à Charif Majdalani que ce roman court semble écrit comme sur une ligne de crête, sans fioritures, et contraste avec ses précédents. Si l’on y repère le même talent à fixer les décors en tableaux, ses descriptio­ns sont ici plus de l’ordre de l’esquisse. En réalité, passionné de la culture de cette époque, l’auteur a isolé des scènes inspirées de toiles du Caravage, de Vermeer ou du Titien. «J’avais envie d’un texte avec des effets de zoom sur le quotidien. Chaque chapitre très court est décrit à partir d’un tableau du XVIIe siècle… Il s’arrête regarder une femme dans le soleil couchant, et ce moment renvoie à un Vermeer. Il regarde un homme à genoux clouer quelque chose, c’est tiré du Caravage…» Dans son huitième livre, Majdalani a ainsi poussé plus loin son attrait pour le pictural.

Il invoque une autre différence. «Dans la plupart de mes ouvrages antérieurs, en particulie­r dans l’Empereur à pied, il s’agit d’individus qui essaient de sortir du carcan, de la pression familiale, du terroir, de l’obligation de s’occuper d’un lieu, notamment en partant dans le monde et ils finissent par être tous aspirés vers ce qu’ils voulaient fuir.» Tandis que le Raphaël des Vies possibles n’a aucun ancrage. Son créateur lui-même se situe entre deux mondes. Et issu d’une communauté au Liban essentiell­ement faite de marchands, il avoue ressentir une nostalgie d’une terre qu’il n’a jamais eue et qui le taraude. Que ce soit des personnage­s qui veulent se libérer de chaînes ou qui seront toujours de nulle part, ils ont en commun de s’interroger sur leur place dans le monde. Raphaël y songera presque toute sa vie. «Il se demande surtout, dans l’inextricab­le jeu des acquis, des gains et des dépenses que représente une vie, ce qui nous revient de droit et ce qu’on ne peut pas se permettre de porter à son propre crédit, ce qui est dû à notre volonté et ce qui nous est venu d’ailleurs providenti­ellement. Il n’a pas de réponses, tout est un grand chaos dans sa tête.» La question existentie­lle devient universell­e quand il décide d’écrire sur l’idée que seule la marche erratique des choses préside au devenir du monde. Autre sujet qui travaille Majdalani: l’histoire comme un jeu de hasard.•

«J’avais envie d’un texte avec des effets de zoom sur le quotidien. Chaque chapitre très court est décrit à partir d’un tableau du XVIIe siècle…»

CHARIF MAJDALANI

DES VIES POSSIBLES Le Seuil, 183 pp., 17 €.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France