Libération

«Le Tunnel» voit un vieil homme reprendre vie dans le désert du Néguev

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AVRAHAM B. YEHOSHUA

A73 ans, Zvi Louria commence à avoir des problèmes de mémoire. Oh pas grandchose : des noms propres qui lui échappent ; un garçon qu’il récupère au jardin d’enfants en le confondant avec son petit-fils ; des tomates qu’il achète deux fois de suite, il va devoir cuisiner une marmite de chakchouka et sa femme va râler car ils vont en manger la semaine entière. Sa femme justement: elle est médecin et aimante mais surtout pas collante. Elle le pousse à consulter un neurologue qui, radio du cortex cérébral à la main, devant la petite tache noire appelée à s’agrandir, assène son diagnostic: il va falloir redoubler d’activité sociale et sexuelle, rien de tel pour entretenir les méninges, la flamme, la vie, «le désir est très important pour l’activité cérébrale», c’est la bonne nouvelle du jour. Dina ne demande pas mieux, elle est encore active et souffre de voir son mari rester des heures immobile, regard dans le vide, lui qui débordait d’énergie quand il travaillai­t comme ingénieur à Voies d’Israël, une entreprise de travaux publics chargée de planifier routes et chaussées. Alors quand Zvi Louria croise, lors du pot de départ d’un de ses anciens collègues, le fils d’un vieil ami devenu ingénieur et installé précisémen­t dans le bureau qu’il occupait autrefois, Dina saute sur l’occasion. Pourquoi son mari n’apporterai­t-il pas bénévoleme­nt son expérience au jeune Assaël ? D’autant que celui-ci a un projet fou : la constructi­on d’une route secrète en plein désert du Néguev.

Les deux hommes topent là, heureux de briser leur solitude, et les voilà qui partent en goguette sur les routes du désert. Zvi Louria peine à se déconnecte­r de sa femme, il a si peur d’oublier un chiffre ou une informatio­n capitale qu’il l’appelle à tout bout de champ. Il ira même jusqu’à se faire tatouer sur l’avant-bras le code qui lui permet de démarrer sa voiture. Dans le désert, le vieil homme va comprendre que la tâche est bien plus ardue que prévu et surtout que le défi est davantage humain que technologi­que: sur la colline censée être arasée, des Palestinie­ns, sans identité ou presque, se sont installés et Assaël semble être très sensible à la beauté de la jeune fille de la famille. S’ils veulent leur permettre de continuer à vivre là, une seule solution, creuser un tunnel sous la colline. De quoi faire tourner à plein les méninges de Zvi Louria qui a précisémen­t conçu les deux tunnels de l’autoroute 6.

Les entreprise­s de BTP sont au coeur du projet israélien, ce sont elles qui attaquent les collines de Cisjordani­e pour y bâtir des colonies, elles qui creusent des autoroutes pour accéder aux implantati­ons et créer ainsi une continuité territoria­le entre Israël et Territoire­s occupés, délogeant au passage des familles palestinie­nnes, bédouines notamment, chassées vers des zones urbaines où elles peinent à s’acclimater. Le Tunnel délivre donc bel et bien un message politique même si le propos est parfois complexe. Mais le plus fort, c’est la relation entre Zvi Louria et Dina, inspirée de celle qu’ont entretenue, près de cinquante ans durant, Avraham Yehoshua et sa femme. On y sent une douceur, un amour, un respect qui finit par donner une vraie colonne vertébrale à ce roman qui brasse différents sujets sans vraiment donner la priorité à un seul. •

ALEXANDRA SCHWARTZBR­OD

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