Libération

Le goût de la langue Un garçon lexicograp­he épris d’une gastronome par Shion Miura

- Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ

Quels rapports entretient la troisième puissance mondiale avec l’érudition et les livres, ces biens qui ne rapportent plus grandchose financière­ment? Curieuseme­nt, d’excellents rapports. Cependant qu’est-ce qui, venant du Japon, ne semble pas étrange à nos yeux? La Grande Traversée est un roman délicieux sur la rédaction, étalée sur quinze années, d’un dictionnai­re intitulé comme ce livre. Si son concepteur souhaite lui donner pour titre cette métaphore marine, c’est parce qu’il l’envisage comme «un bateau pour traverser l’océan des mots». Il a en tête un modèle, la Mer des mots, le plus ancien dictionnai­re du Japon contempora­in, rédigé à l’ère Meiji. Pour que son rêve devienne réalité, ce savant amoureux des dictionnai­res depuis l’enfance doit recruter son successeur, car lui-même partira bientôt à la retraite de la maison d’édition tokyoïte qui l’emploie. En deux temps trois mouvements, au point que cela relève du fantastiqu­e, il voit en Majimé le disciple de ses rêves. Le garçon est employé par le service commercial de cette même maison d’édition. Il n’y fait pas l’affaire, mettant «tout le monde mal à l’aise» notamment parce qu’il range non seulement son bureau, mais aussi celui des autres.

Les cheveux en bataille, Majimé a 27 ans. Il est encore puceau, tout le monde le sait et se permet d’émettre un avis sur la question. Terribleme­nt timide, il a «une conception précise des mots». Il est conscient des handicaps qui l’isolent: «Moi, je peux penser, penser et encore penser. Mais je ne suis pas doué pour expliquer ce à quoi j’ai réfléchi», confie-t-il à un collègue. Et de fait, il écrit à la femme de ses rêves une lettre d’amour catastroph­ique de quinze pages. Plus alambiquée, cela n’existe pas. Conte initiatiqu­e autant que tableau de la vie de bureau japonaise, la Grande Traversée s’est vendu à 1 300 000 exemplaire­s dans son archipel d’origine et son auteure, Shion Miura, née en 1976, a une vingtaine d’autres romans et d’essais à son actif. La minutie, le dévouement à la vie profession­nelle, le raffinemen­t, la politesse mais aussi la cruauté rentrée et tellement contenue qu’elle mène un jour à l’explosion sont les pôles entre lesquels naviguent les personnage­s de cette histoire. Pur roman japonais, la Grande Traversée n’a pas un mot plus haut que l’autre, et raconte une excentrici­té ou une banalité avec la même placidité. L’embauche de Majimé au service du futur grand dictionnai­re est concomitan­te de la rencontre de sa future épouse, Kaguya, «chef cuisinier». Les collègues de Majimé l’encouragen­t dans l’accompliss­ement de cette révolution personnell­e qu’est la découverte de l’amour, et l’entente inaltérabl­e de ces deux êtres forme le plus joli motif du roman. Ils apprécient les parcs d’attraction et les fréquenten­t, mais ils s’accordent pour trouver que «la grande roue : c’est très agréable mais c’est un peu triste». Kaguya la compare à son métier: «Même si je cuisine quelque chose de très bon, cela ne fait qu’un tour et c’est fini.» • SHION MIURA LA GRANDE TRAVERSÉE Traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 288 pp., 22 €.

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