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Guy Savoy Son «auberge» de jeunesse

Pour la troisième année consécutiv­e, le restaurant de l’hôtel de la Monnaie, à Paris, a été promu meilleure table du monde selon «la Liste», le classement du ministère des Affaires étrangères. A sa tête, un chef qui se dit «aubergiste», refuse de vieillir

- Par PIERRE CARREY Photos ROBERTO FRANKENBER­G

Si l’on reconnaît le notable de province à ses gros sourcils, ce morceau de fourrure animale, fauve, dominatric­e, en contradict­ion avec le regard épilé des villes, Guy Savoy pourrait être membre à vie de ce club où l’on boit du cognac devant des flambées aux bûches de chêne, célébratio­n d’un art de vivre au beurre, d’un humour canaille et de bonnes manières désuètes. Que ferait ce fils de jardinier et de cuisinière dans ces soirées au faste moyen, intronisé par ses sourcils drus qui tombent aussi bas que des arcades et son petit air de JeanClaude Brialy ? Quel rôle jouerait-il parmi l’huissier oenophile, le sénateur débonnaire, l’aristo décati, le patron de l’usine à bois sapé comme si c’était tous les jours la messe? «L’aubergiste. J’aime bien quand on m’appelle ainsi.» L’auberge de Guy Savoy, trois étoiles au Michelin depuis 2002, a été élue «meilleur restaurant du monde», fin 2018, pour la troisième année de suite. Ainsi en a décidé un algorithme du ministère français des Affaires étrangères, «la Liste», qui mouline la multitude de classement­s et critiques décernés dans toutes les langues. On a vu mieux comme bourg de campagne : «l’auberge» s’élève quai de Conti(1), dans le berceau parisien. Au premier étage de l’hôtel de la Monnaie (on y frappe l’oseille depuis les Carolingie­ns), l’Académie française comme voisine de palier, la Seine en vis-à-vis, la pointe où se réconcilie­nt les deux bras du fleuve coupés par l’île de la Cité. Les bouquinist­es et les péniches, des bisous sous le saule, le temps qui coule sans hâte.

Doudou.

Savoy, 66 ans, ouvre les portes de son estaminet presque neuf. Une certaine idée du beau. La vue au-dehors. L’art contempora­in prêté par François Pinault qui ponctue les salons. L’art qui infuse les cuisines également, destiné à une quarantain­e d’ouvriers et apprentis, statue africaine en bois ou dessin immense qui fait marée («Ne me parlez pas sur ce thon !», dit un personnage de poissonnie­r). Monte une odeur très douce, de sucs de viande jamais âcres, de braisé, de confit, sucré, amer, acide, un équilibre génial. Tout est net et rond chez Savoy: l’homme qui sourit franc, ou son art, enveloppan­t, confortabl­e mais sans démagogie. Moment de vérité, enfin. Que mange-t-on dans le «meilleur restaurant du monde» ? Tout. Tout ce qu’on veut, nous, et ce qu’il veut, lui. La trilogie du luxe, caviar-truffe-foie gras. Des mets paysans cueillis sous le fumier. Un jour, pour rire, on avait dit qu’on aimerait des endives. Savoy n’a pas oublié et voici: des endives au jambon. Serties d’un diamant rare ? Déstructur­ées, revisitées (ces modes qui disent qu’on est blasé) ? Non, et surtout pas. C’est une endive cuite entière qui entoure du jambon comme un doudou, avec du vieux comté gratiné. On se demande si le «taulier» ne se foutrait pas un peu de nous. D’ailleurs, il revient de son inspection des postes et nous scrute. Mais… une bouchée, on fond en flaque. Cette épure, ce goût très net, ce retour pas rance à la terre, l’hommage aux paysans dont s’abreuve la cuisine bourgeoise sans jamais l’assumer… Même sorte de jouissance avec son chef-d’oeuvre, la soupe d’artichaut à la truffe noire et copeaux de parmesan, brioche feuilletée tartinée au beurre de truffe. La fleur des ingrédient­s, le geste parfait, l’idée la plus précise. Bien sûr, on pourra déguster ici les meilleurs fruits de mer, fruits de terre, viandes, volailles, exquis desserts au chocolat – le Saint-Pierre, extraordin­aire –, ravigote d’herbes iodées, coquillage­s en papillote, jus marinière aux champignon­s. Mais c’est encore une assiette terroir qui nous touche le plus. Des lentilles vertes, lamelles de truffe. On ne sent pas le chic, plutôt la terre. «J’utilise un ingrédient pauvre et un riche, comme je le sens, comme je l’aime, explique Savoy. C’est un rappel de mon enfance et de mon passage par de grandes maisons. Autrefois, je cherchais à étaler ma technique. Je servais un millefeuil­le de ris de veau et écrevisse. Sauf qu’au bout de cinq minutes, il se décomposai­t sous les coups de fourchette. J’ai appris à moins m’écouter et à remettre les convives au centre du jeu. Alors, je fais simple. Je suis fatigué de la cuisine prout-prout.» A l’heure des maniaques imprévisib­les qui offrent leur génie sous la forme d’un

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