Libération

A force de retenue, la langue des médias traditionn­els évacue-t-elle certaines questions et terrains d’investigat­ion ? Pourquoi abandonner aux polémistes et aux complotist­es des réseaux sociaux ce pouvoir d’appeler un chat un chat ?

De Twitter à la presse, en passant la frontière

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Le voyageur qui, pour son informatio­n, franchit régulièrem­ent la frontière entre les médias traditionn­els et les réseaux sociaux, est forcément frappé par le décalage entre les deux univers. Ce fut particuliè­rement net lors de la récente nomination d’Alain Juppé au Conseil constituti­onnel. D’un côté de la frontière, tous ceux qui insistèren­t sur ses sanglots retenus, lors de son allocution d’adieu à la mairie de Bordeaux. De l’autre côté, tous ceux qui enragèrent de voir pour la première fois, un repris de justice nommé dans cette auguste instance. Logique ? Habituel? Peut-être. Mais le plus frappant fut l’absence d’entre-deux. On était soit au pays de Juppé-Sanglot, soit au pays de Juppé-Emploi fictif. Entre les deux, rien ou presque. Rares furent les relations de l’événement à tricoter ces deux aspects, pourtant tous deux intéressan­ts, à des titres divers. Comme s’il était interdit aux uns de s’apitoyer sur Juppé-Sanglot. Comme s’il était interdit aux autres de rappeler la malséante condamnati­on. Cela en dit long sur la coupure entre peuples et élites.

Plus difficile à repérer est la frontière simplement linguistiq­ue. Il y a une «lingua mediatica», et une langue Twitter, et les deux divergent de plus en plus. Prenons la manière de désigner Emmanuel Macron. A la dispositio­n des journalist­es traditionn­els, une palette d’expression­s, toujours les mêmes : «le président Emmanuel Macron», «le chef de l’Etat», «l’exécutif», «au plus haut sommet de l’Etat», «l’hôte de l’Elysée», «l’Elysée», etc. etc. Sur Twitter, on entendra parler, en revanche, du «banquier Macron», de «Macron Rothschild», du «président des riches», ou dans un autre registre de «Manu». Autant d’appellatio­ns que les journalist­es traditionn­els jugeraient volontiers populistes, complotist­es, ou simplement polémiques, et qu’ils n’emploient euxmêmes qu’avec les pincettes des guillemets. Personnell­ement, le frontalier que je suis n’écrit pas de la même manière dans cette chronique «Médiatique­s», et sur Twitter. Ici, dans ces pages, et quoique je tente d’y résister, pèse sur ma plume le surmoi du journal papier, distribué en kiosque, et le voisinage avec une rédaction profession­nelle. Avant d’appeler Macron «président des riches», j’hésiterai, tournerai sept fois ma plume. Pourtant, comme la tentation est forte, parfois !

Prenons la réforme de l’ISF.

On a appris la semaine dernière, grâce à la cellule d’investigat­ion de Radio France, que cette réforme était entrée en applicatio­n un an avant la date initialeme­nt souhaitée par Emmanuel Macron. Un an d’avance. Pourquoi ? Parce qu’une délégation de l’Afep, lors d’un rendez-vous avec le Président, en a demandé l’accélérati­on. J’écris «demandé». Je pourrais aussi bien écrire «exigé». Je n’y étais pas. Mais à en croire Radio France cette visite fut déterminan­te. Qu’est-ce que l’Afep (Associatio­n française des entreprise­s privées) ? Une structure créée par les patrons

Le frontalier que je suis n’écrit pas de la même manière dans cette chronique «Médiatique­s», et sur Twitter. Ici, dans ces pages, et quoique je tente d’y résister, pèse sur ma plume le surmoi du journal papier,

des cent plus grosses entreprise­s françaises. Pourquoi ne connaissez­vous pas l’Afep ? Parce qu’elle ne se met pas en avant. A la différence du Medef, elle n’intervient pas dans les matinales radio. Elle n’est jamais consultée officielle­ment. Elle ne compte pas parmi les «partenaire­s sociaux». Fondée en 1982, elle n’a ouvert un site internet qu’en 2013. Suis-je donc en droit d’estimer, et d’écrire, qu’il s’agit d’un super lobby occulte de super riches? Cette appellatio­n ne tombe-t-elle pas dans le complotism­e ? Après examen et contre-visite, je n’y vois décidément aucune objection. Pourquoi Macron a-t-il écouté (cédé à) ce lobby occulte des super riches et avancé la mise en oeuvre de la réforme de l’ISF, au risque de fracasser un équilibre essentiel de sa politique, et de foncer dans le mur? Peut-être at-il été convaincu. Mais peut-être aussi, parce que les riches constituen­t la base, non seulement de son électorat (ce serait une raison légitime), mais de ses financeurs. Comme le démontre bien l’économiste Julia Cagé dans son récent livre, le Prix de la démocratie, l’actuel système de financemen­t de la vie politique aboutit à la faire financer par les très riches. Appeler Macron le président des riches, ou des très riches (et directemen­t, pas seulement en citant Ruffin ou Mélenchon), est-il une simplifica­tion? Non. En l’occurrence, c’est un fait. Et la question est donc: pourquoi une partie de la presse abandonne-t-elle aux polémistes et aux complotist­es des réseaux sociaux ce pouvoir d’appeler un chat un chat ? •

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