Libération

ELECTRO PALESTINIE­NNE Levant en poupe

A l’occasion de la carte blanche donnée à Electroste­en à Paris, rencontre avec les figures majeures de «l’Arab Touch», une scène qui ne cesse de grandir et de s’exporter avec succès, donnant une visibilité inédite aux diverses facettes de l’identité pales

- Par GUILLAUME GENDRON Envoyé spécial à Haïfa Photos OLIVIER FITOUSSI

Aux oreilles non arabisante­s, le nom du club, Kabareet, sonne anodinemen­t exotique. Confusion savamment pensée entre «cabaret» et le mot arabe pour «allumette». Ce n’est pas tant que ce club soit un brasier mais plutôt une lueur : l’épicentre de la scène électroniq­ue palestinie­nne, ici à Haïfa, au nord d’Israël, dans cette ville mixte où les juifs vivent en haut de la colline et les Arabes au bord de la mer. Un refuge où tout le monde peut venir danser, boire et s’oublier. Y compris les Palestinie­ns de Cisjordani­e entrés sans permis, parfois en escaladant les huit mètres de béton du mur de séparation. Nimbé dans une lumière pourpre, sous les voûtes d’une vieille bâtisse aux pierres apparentes, Ayed Fadel, cheveux ras à l’exception d’un luxuriant chignon de dreadlocks, annonce au micro le prochain DJ, venu spécialeme­nt de Londres. Le charismati­que pilier du collectif Jazar Crew, maître des lieux, appelle la foule – piercée, tatouée, surlookée– à «s’aimer, à refuser le racisme, le sexisme et l’homophobie». Dans une pièce attenante, à côté d’une tireuse à bière, Nasser Halahlih est d’humeur rétrospect­ive. Ce lieu, ce n’est pas tant qu’il en avait rêvé, c’est que longtemps, il n’avait jamais songé qu’il puisse exister. «Il fallait un public, dit-il. Quand j’ai commencé, j’étais putain de seul. Il y a encore dix ans, avant le Jazar, t’aurais jamais pu ouvrir un tel endroit. Les choses ont beaucoup changé.»

Nasser Halahlih, 37 ans (qui se produit le 1er mars à l’Institut du monde arabe (Paris Ve) dans le cadre des Arabofolie­s et de la carte blanche au projet «made in Palestine» Electroste­en) est souvent présenté comme le pionnier de cette scène palestinie­nne. Aussi protéiform­e et éparpillée que soudée et cohérente, et désormais scrutée à l’échelle mondiale à l’heure où le microcosme techno se déchire sur la question du boycott culturel d’Israël. Le fiasco du Meteor Festival, en septembre, en a donné l’illustrati­on flagrante, voyant la majorité des musiciens européens se retirer suite aux appels du collectif #DJForPales­tine, après des jours de débats houleux sur les réseaux.

BANDES D’ADOS ET RAVES SAUVAGES

Fils d’une figure du théâtre palestinie­n, Nasser Halahlih a grandi entre Nazareth et Haïfa, les deux grandes villes arabes d’Israël, avec un passeport affichant le chandelier à sept branches, comme tous ceux que l’Etat hébreu désigne comme la minorité «arabeisraé­lienne». Les concernés se réfèrent généraleme­nt à eux-mêmes en tant que Palestinie­ns de «48», la date de création d’Israël. Et, du point de vue arabe, de la nakba («la catastroph­e»). Distinguo crucial, tant l’identité palestinie­nne est fragmentée – entre la diaspora, les réfugiés, les Gazaouis, les habitants de Cisjordani­e sous occupation et donc «ceux de 48».

Les années, l’isolation et la séparation des communauté­s ont creusé les différence­s sociales et culturelle­s, que ce mouvement cherche à enjamber, si ce n’est combler. D’où le nom du combo electro-pop emblématiq­ue de la diaspora, 47Soul («l’âme de 47»), quatuor faisant la navette entre la Jordanie et Londres et dont le tube de 2015 Intro to Shamstep (sham signifiant le Levant en arabe) constitue le climax des soirées de Ramallah à Jaffa (ville arabe accolée à Tel-Aviv). En 2018, The Guardian a même listé le shamstep comme l’un des sons de l’année.

Les choses ainsi posées, Halahlih se gratte la tête et refait, à travers son parcours, l’archéologi­e du mouvement. Fan de rap, «comme tout le monde en Palestine dans les années 90-2000», il s’inscrit à un atelier de DJing à 15 ans. Les autres participan­ts sont juifs israéliens. Ils l’initient à la house, la trance, l’EDM. Les choses s’enchaînent : à Nazareth et Haïfa, il joue dans les maria-

ges («seule façon de vivre de la musique ici») et s’aguerrit en parallèle à New York et Tel-Aviv. En 2008, il sort sur un label berlinois son premier EP, Checkpoint, avec le mur de séparation entre Israël et la Cisjordani­e sur la pochette. «De la progressiv­e psytrance», précise-t-il, même s’il se sent alors mal à l’aise dans ce milieu «bouffé par la drogue», sans référence à sa culture. «A l’époque, pour les Arabes, l’electro, c’était un truc tombé de l’espace, ils y pigeaient rien ! Partout, je cherchais des producteur­s arabes et j’en trouvais jamais.»

CASCADES HARMONIQUE­S

Il finit par abandonner l’idée d’en vivre et part «bosser dans un bureau». Jusqu’à ce que le Jazar Crew, à l’origine une bande d’ados de Haïfa organisant des raves sauvages, le sorte de sa retraite, au milieu des années 2010. Suivront les projets Fawda, en 2014 (des beats agrémentés d’oud électrifié et de slams politisés d’Ayed Fadel) et aujourd’hui Zenobia, en duo avec le claviérist­e Isam Elias, 27 ans. Halahlih espère en faire le «Daft Punk palestinie­n». Moins de la mégalomani­e qu’une volonté de se définir populaire et exigeant, audible partout mais fidèle au terreau originel. «Comme il y a eu la French Touch, voici l’Arab Touch, plaisante-t-il. Zenobia, c’était une reine, dont le royaume s’étendait de Palmyre jusqu’en Egypte. Le Levant, c’est notre ADN musical. Comme elle, on veut conquérir le monde et mélanger cet ADN à tous les genres, faire quelque chose sur lequel tu peux danser, du Brésil au Japon.» La formule de Zenobia se rattache à la mouvance electro-chaâbi, abusivemen­t qualifiée de bande-son du printemps arabe et symbolisée par l’improbable trajectoir­e du chanteur de mariages syrien Omar Souleyman, devenu collaborat­eur de Diplo et adulé par les lecteurs de Pitchfork – Souleyman, de par son allégeance à Bachar al-Assad, est controvers­é au Moyen-Orient: le Jazar Crew, par exemple, refuse de jouer ses morceaux.

Si, en live, Nasser Halahlih et Isam Elias revêtent un keffieh comme Souleyman, ils préfèrent citer le succès de 47Soul comme catalyseur de ce retour aux mélodies folkloriqu­es. Pendant que Halahlih sculpte des nappes électroniq­ues léchées, alternant vibe éthérée et kick martelant le rythme du dabké (la danse levantine du «coup de pied»), Elias laisse sa main droite de jazzeux marathonie­n broder en cascades les gammes mineures harmonique­s, typiquemen­t orientales, sur synthé acide. Le tandem, qui doit sortir un premier EP fin mars, a signé à l’automne sur le label d’Acid Arab, duo français défricheur de l’orientalis­me techno et ainsi aux premières loges pour voir le mouvement éclore. «Il y a toujours eu des gens qui faisaient du son dans les Territoire­s occupés, observe Guido Minisky d’Acid Arab. Mais longtemps, c’était plutôt des choses pas passionnan­tes autour de l’abstract hip-hop. La vague actuelle est plus popisante. Le risque serait qu’elle tombe dans les clichés avec la derbouka, les violonades et un sample de muezzin, mais eux cherchent à construire un truc intelligen­t, jouant de leurs codes culturels tout en adoptant une production moderne. C’est l’expertise qu’on leur apporte pendant qu’eux nous mettent à l’amende sur les mélodies au clavier. Quand il y a cette sincérité des deux côtés, Orient et Occident, on sort de la “recette” bête et méchante.» Ainsi, Acid Arab s’est aligné sur les conviction­s de cette scène émergente. A l’instar de Nicolas Jaar, icône électroniq­ue d’origine palestino-chilienne, les Français évitent désormais Tel-Aviv pour privilégie­r les clubs tenus par des «Palestinie­ns de 48» ou dans les Territoire­s, sous l’égide du Jazar Crew. Las, leur premier concert à Ramallah en décembre a dû être annulé, les forces israélienn­es ayant ce jour-là bouclé tous les accès au siège de l’Autorité palestinie­nne. Exemple des obstacles constituti­fs de cet undergroun­d palestinie­n.

DYNAMIQUE PANARABE

L’organisati­on l’été dernier d’un événement estampillé Boiler Room (1) à Ramallah, doublée du tournage d’un documentai­re-manifeste, a achevé de mettre sur la carte sonique cette simili-capitale en Cisjordani­e occupée, mal aimée mais berceau de créativité. Elle complète une sorte de triangle pardelà le mur et les check-points avec Haïfa et Jaffa –bien que ce dernier point soit en danger, le club phare Anna Loulou ayant récemment fermé, victime de la gentrifica­tion.

La figure de proue est une jeune femme de 28 ans, Sama Abdulhadi, dite SAMA’ – sans doute l’étoile la plus brillante du mouvement, on pourra aussi l’entendre à l’IMA à Paris. Née en Jordanie et élevée dans une famille aisée à Ramallah, pianiste classique rompue à Chopin, la «première DJ de Palestine» a choisi une voie à l’opposé de l’electrocha­âbi. Sa techno sombre est dépouillée de références orientales («cinq notes de oud sur un track, c’est pas de la musique arabe, c’est de la paresse», cingle-t-elle) et privilégie une sécheresse minérale. «J’ai découvert la techno à Beyrouth, pendant la Deuxième Intifada, racontet-elle. J’avais beaucoup de colère en moi, et ça m’a libérée. Je mixais ce que je ressentais. Puis un jour, on m’a dit : “T’as un son berlinois.” J’avais jamais mis les pieds en Allemagne…» Ingé-son nomade (formée en Grande-Bretagne, installée un temps au Caire et désormais partagée entre Paris et Ramallah), SAMA’ inscrit le mouvement dans une dynamique panarabe plus large, incluant l’Egypte et le Liban, mais ne perd pas de vue sa spécificit­é. «J’aime comparer cette musique à ce qui se jouait à Berlin avant la chute du Mur. En tant que Palestinie­n, où que tu sois, tu transporte­s le conflit. Pour moi, la techno, ce n’est pas une échappatoi­re liée aux drogues, mais plutôt quelque chose qui tient de la science-fiction: un lien avec le futur, un endroit sans politique, sans frontière, sans occupation.» Surtout, la musique lui a permis de créer des liens : «Avec les gars de Haïfa, de Jaffa, la diaspora, on est à nouveau une famille.» Au coeur du réacteur, le Jazar Crew joue les entremette­urs et les influenceu­rs. «A la base, la philosophi­e électroniq­ue a toujours été “rave against the machine”, de Berlin à Detroit, prêche Ayed Fadel entre deux sets. Aujourd’hui, tu peux faire entendre le message palestinie­n en bookant SAMA’ dans ton festival ou en jouant à Kabareet.» Mais le plus important pour lui, c’est d’avoir créé «notre propre dancefloor. “Safe”, ouvert à tous, même aux Israéliens. Du moins ceux qui respectent et comprennen­t que ce dancefloor vient autant de l’amour que de la colère». Pour cette voix du mouvement, «il est très important que la scène électroniq­ue internatio­nale comprenne que tout ne se limite plus à la bulle de Tel-Aviv, où le conflit est invisible. Cette bulle n’est pas undergroun­d, elle n’unit personne : elle ignore. Notre monde parallèle, lui, n’exclut pas : il montre qu’on peut faire les choses autrement.»

 ??  ??
 ??  ?? Nasser Halahlih, du duo Zenobia (à g.) lors de son concert en août au Kabareet, club de Haïfa tenu et animé par le collectif d’artistes palestinie­ns Jazar Crew.
Nasser Halahlih, du duo Zenobia (à g.) lors de son concert en août au Kabareet, club de Haïfa tenu et animé par le collectif d’artistes palestinie­ns Jazar Crew.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France