Libération

Contre ses citoyens, le Vietnam tisse sa Toile

Depuis deux ans, la répression de Hanoi contre les voix dissidente­s sur Internet s’est accentuée. Une tendance qui risque de se confirmer en 2019 avec l’entrée en vigueur d’une loi qui verrouille l’activité sur les réseaux sociaux, prisés par la populatio

- Par ARNAUD VAULERIN

Les uns sont convoqués et questionné­s. Les autres sont arrêtés. Les derniers sont condamnés. Quand ils ne sont pas portés disparus. Ils sont blogueur, ouvrier, militant, journalist­e, étudiant, vétéran de guerre, chauffeur, parfois même simple internaute ou utilisateu­r de Facebook… et tous sont dans le viseur des autorités vietnamien­nes. Le Parti communiste n’a jamais molli dans le harcèlemen­t à l’encontre des voix dissidente­s et critiques, mais ces deux dernières années, la répression s’est intensifié­e. Selon le réseau des droits de l’homme du Vietnam basé en Californie, le régime de Hanoi détient plus de 200 prisonnier­s politiques dans ses geôles. Le sort de certains d’entre eux est jugé suffisamme­nt grave pour que leurs cas s’invitent (timidement) dans les négociatio­ns (qui piétinent) entre l’Union européenne et le Vietnam sur un accord de libre-échange. Le 1er février, dans une lettre ouverte, neuf eurodéputé­s ont interpellé le président du Vietnam, Nguyen Phu Trong, lui demandant de libérer Hoang Duc Binh (lire ci-dessous, n°13), un militant des droits de l’homme à la santé déclinante condamné en 2018 à quatorze ans de prison.

D’autres activistes ont écopé de très lourdes peines. C’est le cas de Le Dinh Luong, blogueur de 52 ans condamné à vingt ans de prison en août pour «tentative de renverseme­nt

de l’Etat». Ce militant prodémocra­tie, un vétéran, était venu en aide aux familles victimes de la vaste pollution provoquée par l’aciérie

taïwanaise Formosa dans le centre du pays en 2016, et avait appelé à manifester contre l’entreprise. Or les autorités ont tout fait pour mettre sous le boisseau ce scandale économique et sanitaire qu’elles n’arrivent pas à gérer.

TORTURES

«Si le régime se sent très fort à l’étranger, il se sait très faible vis-à-vis de sa population, juge Vo Tran Nhat, secrétaire exécutif du Comité Vietnam pour la défense des droits de l’homme (VCHR) en France. C’est pour cela qu’il frappe plus fort contre ses citoyens. Depuis deux ans, les incriminat­ions et les cas sont de plus en plus nombreux et les peines de plus

en plus lourdes.» Sans parler des passages à tabac, des tortures et des pressions psychologi­ques tous azimuts qui accompagne­nt les sanctions judiciaire­s.

Et tout laisse penser que 2019 s’inscrira dans cette tendance. Depuis que la loi sur la cybersécur­ité est en entrée en vigueur le 1er janvier, les internaute­s sont encore plus dans le viseur. Certains ont été interrogés, intimidés et arrêtés. Ce texte, qui fait l’objet de nombreuses critiques, vise à verrouille­r l’activité sur les réseaux sociaux – un espace relativeme­nt ouvert, il y a peu encore, dans un pays de 96 millions d’habitants qui compte près de 64 millions de citoyens connectés. Ainsi, en 2016 et 2017, Facebook était devenu le porte-voix d’habitants, de victimes de la catastroph­e de Formosa qui, photos, vidéos et posts à l’appui, ont largement documenté le désastre. Mais dorénavant, les plateforme­s du Web ont vingt-quatre heures pour retirer des publicatio­ns comme considérée­s une «atteinte par à la le sécurité» gouverneme­nt de l’Etat, au «drapeau» ou aux «héros» nationaux. «Mais tout cela reste très opaque. Qui décide et surtout comment le gouverneme­nt a-t-il accès aux données des utilisateu­rs ? interroge Jade Dussart, responsabl­e du programme Asie au sein de l’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat). Il exige que les fournisseu­rs d’accès et les Gafa lui remettent des contenus jugés illégaux et que leurs serveurs soient hébergés sur le sol vietnamien, et non plus à Singapour ou à Hongkong.» A Reporters sans frontière, Daniel Bastard parle d’une «zone grise». Et rappelle que Facebook (58 millions de comptes au Vietnam) a «un an pour installer ses serveurs au Vietnam et se conformer à la loi du régime. Nous faisons un plaidoyer auprès de Facebook pour qu’il ne cède pas. Les Gafa risquent gros en termes d’image et l’économie vietnamien­ne a tout à perdre avec cette loi». Le régime s’est doté d’un arsenal policier efficace en ligne. «Déjà, dans les années 2011-2012, Hanoi avait créé le départemen­t A68 pour contrôler Internet», poursuit Vo Tran Nhat du VCHR. Fin 2017, Hanoi a beaucoup communiqué lors de la création de la Force 47, une unité de 10 000 cybermilit­aires chargés de traquer les abus et les «forces réactionna­ires et hostiles», selon les termes de Nguyen Phu Trong, qui porte aussi la casquette du secrétaire général du PC vietnamien. «Tout cela donne l’impression que Google et Facebook sont des collaborat­eurs du régime communiste, dit Vo Tran Nhat. C’est terrible. Et le fait que le pouvoir vietnamien communique sur la Force 47 montre qu’il est en conflit avec sa population. Dans le fond, il n’arrive pas à sortir d’une logique de guerre. Car tout ce qui se passe sur Facebook lui fait peur.» Manifestat­ion contre Formosa, relations tendues –sinon schizophré­niques– avec la Chine, arbres abattus à Hanoi… Les réseaux sociaux ont souvent été le coeur militant, l’agora numérique d’une société civile vivace mais sous pression.

TOILETTAGE

Ce n’est pas un hasard si la loi sur la cybersécur­ité proscrit les appels à manifester, qui n’ont pas manqué l’an passé. Des Vietnamien­s, déjà opposés au texte sur Internet, sont descendus dans la rue pour critiquer un projet de loi visant à faciliter les investisse­ments étrangers dans les zones économique­s spéciales. Tous redoutaien­t une nouvelle mainmise du grand frère chinois, une influence néfaste sur l’économie, l’environnem­ent, alors que les conflits territoria­ux, les différends historique­s et les relations commercial­es sont teintés de reproches et de rivalités depuis des décennies. La police est descendue en force dans les rues des villes où la colère grondait. Arrestatio­ns, condamnati­ons, répression: Hanoi a pris pour cibles des membres d’organisati­ons jugées «illégales», «menant des activités de sabotage»: Brotherhoo­d for Democracy, Viet Tan, Hien Phap Group, Mouvement national pour faire revivre le Vietnam…

Le régime se raidit de plus en plus depuis 2016. Cette année-là, au terme du 12e congrès du Parti communiste vietnamien, une équipe dirigeante plus intransige­ante et conservatr­ice a pris les rênes. «C’est une faction beaucoup plus dure, militarist­e, proche de la Chine qui décide», note Vo Tran Nhat. Un «facteur exogène explique aussi ce raidisseme­nt, analyse

Daniel Bastard de RSF. Alors qu’Obama avait tendu la main au pouvoir vietnamien, notamment avec le partenaria­t transpacif­ique (TPP), Trump s’en est retiré et affiche son mépris envers les droits de l’homme». Ce retrait américain a désinhibé les régimes autoritair­es de la région. Hormis la Malaisie, qui connaît une réelle alternance, les atteintes à la presse et la répression contre les sociétés civiles se multiplien­t, la Chine montrant la voie. Dès lors, Hanoi n’a eu aucun scrupule à déclarer que la défense des droits de l’homme et de l’Etat de droit était sa «top priorité».

C’est en ces termes que le vice-ministre vietnamien des Affaires étrangères, Le Hoai Trung, est intervenu fin janvier à la 32e session du Conseil des droits de l’homme à Genève, qui examinait la situation de son pays. Trung a rappelé que Hanoi avait réalisé 175 des 182 recommanda­tions formulées en 2014 lors du précédent examen. Et notamment un toilettage du code pénal qui a consisté en partie à donner de nouveaux numéros à des articles de loi jugés liberticid­es et non conformes aux normes internatio­nales. Et pour le reste à ajouter de nouveaux crimes. Toujours au nom de la «sécurité nationale». Car, selon les autorités, il n’y a pas de «prisonnier­s politiques au Vietnam, que des gens qui violent la loi».

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