Libération

Eclat de diamant

Marie-France Bokassa La fille de l’ex-empereur de Centrafriq­ue, tyran réfugié près de Paris, raconte une difficile enfance au château suivie d’une vie perturbée.

- Par CÉLIAN MACÉ Photo NICOLA LO CALZO

Comme dans les contes, le château est en haut de la colline. En bas, il y a la Seine. Un homme en parka verse des sacs de pain dans le fleuve morne pour nourrir les cygnes. Après le pont, la route serpente à travers le village d’Hardricour­t jusqu’à la grille du pavillon du XIXe siècle. Close. Marie-France Bokassa attend le rendez-vous dans sa Mini noire, garée sur le trottoir, en fumant. Elle n’aime pas jeter ses mégots par terre, ils débordent d’un gobelet en plastique posé à côté du levier de vitesse. Enfant, elle a passé quatre ans de l’autre côté de la grille. Son père, Jean-Bedel Bokassa, l’empereur déchu de la Centrafriq­ue, s’était réfugié en 1983 dans sa propriété des Yvelines. «Une immense prison, décrit-elle. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de gros barreaux de fer noirs, les portes d’entrée étaient verrouillé­es.» Le dictateur affirmait avoir eu 56 enfants. A sa mort, quand il a fallu vendre le château, les notaires ont retrouvé 39 héritiers. Marie-France est née à Bangui d’une mère taïwanaise de 17 ans, en 1974, année de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Bokassa fut couronné trois ans plus tard, au cours d’une extravagan­te cérémonie. Paris paya le carrosse, les Mercedes du convoi, le trône impérial, les centaines de kilos de caviar, les milliers de bouteilles de vins et de champagne. En 1979, VGE ordonna le discret renverseme­nt de son «cher parent» Bokassa-Ier-président-à-vie, devenu embarrassa­nt. Après quatre années d’exil en Côte-d’Ivoire, le patriarche embarque avec lui une dizaine de ses enfants, dont Marie-France.

Au café PMU de Meulan, la ville voisine, elle a commandé un verre de vin blanc. Assise dans un recoin près de la fenêtre, la métisse a les cheveux lisses, des créoles torsadées et une touche de fard. «Je suis insomniaqu­e depuis

trente ans, dit-elle. Aujourd’hui encore, tous ces moments me tournent dans la tête. J’ai fait ce livre pour m’en détacher.» «C’est une combattant­e, estime Philippe Pons, un ami qui l’a aidée à écrire. Au début, elle ne mettait aucune émotion, elle était purement factuelle.» Selon elle, le domaine d’Hardricour­t n’avait rien d’un château de conte de fées. «Les gens s’imaginent qu’on avait une vie royale à Hardricour­t, alors que je n’ai jamais vu de domestique, la bâtisse était glaciale et on mangeait du riz à chaque repas.» Son père gouvernait les lieux comme il a dirigé la Centrafriq­ue, en tyran illuminé et brutal. «Ses enfants étaient tout ce qu’il avait sous la main. On était ses soldats, raconte-t-elle. On était son peuple, on devait prier pendant des heures, le transporte­r jusqu’à son lit, le déshabille­r, l’écouter nous raconter ses histoires.» Bokassa rumine «la trahison» de cette France qui l’obsède. Il boit, frappe ses enfants à coups de chicote, radote sur la beauté de ses femmes venues de 17 pays différents, distribue un billet de 500 francs à qui lui cuisine le meilleur riz, insulte sa progénitur­e, brûle dans le jardin les habits d’une soeur qui a oublié de lui servir son whisky. «Mais à l’extérieur, il ne fallait rien laisser paraître. Quand mon père recevait des invités, on devait donner le change. Et ça a continué après sa mort [en 1996]. Ma famille fonctionne comme une secte, décrit-elle. Toutes nos conversati­ons, pendant les repas, tournaient autour de notre père. Je n’en pouvais plus, je voulais sortir de la boucle.» Dans un premier temps, frères et soeurs se sont opposés à la publicatio­n du livre. «Chez les Africains, ça ne se fait pas. On ne lave pas son linge sale en public.» Au chapitre 20, «l’Innocence bafouée», l’un des demi-frères est accusé de violences sexuelles. Elle a depuis rompu tout contact avec eux. «Il n’y a jamais eu de punitions sévères à Hardricour­t, s’agace Jean-Barthélémy Bokassa, petit-fils du dictateur né la même année que MarieFranc­e. Son livre est un résidu de mensonges, une insulte envers la seule personne qui a toujours pris soin d’elle : son père aimant.» Le neveu, fameux jet-setteur parisien, assure que «toute la famille» va l’assigner en diffamatio­n.

Marie-France était la rebelle de la fratrie. Celle qui faisait les poches du paternel, qui s’exfiltrait du château par la lucarne et dormait dans le parc à la belle étoile, qui volait des boîtes de sardines au supermarch­é, qui osait, surtout, tenir tête à «l’Ogre». «Elle n’écoutait personne, elle faisait l’école buissonniè­re, c’était dramatique, ajoute JeanBarthé­lémy. Ce n’était pas facile pour mon grand-père d’avoir une enfant dissipée à ce point.» Bokassa rentre en Centrafriq­ue en 1986 pour y être jugé. Il est condamné à mort l’année suivante et sera gracié en 1993. La vie à Hardricour­t, sous la direction de la marâtre, devient un enfer pour Marie-France. La fillette s’enfuit pour de bon à la fin de sa classe de sixième. Son adolescenc­e est évacuée en six pages. Elle est recueillie par «Monique», une «très gentille dame» de Meulan qui l’adopte, fin de l’histoire. Dans la vraie vie, elle dit des choses plus compliquée­s: «Au collège, j’avais des bouteilles de vin dans mon sac à dos, il m’est arrivé de finir mes journées à l’infirmerie» ; «J’ai eu un enfant [à 17 ans, avec le fils de Monique, ndlr] pour les remercier de m’avoir sauvée»; «Je faisais des fêtes, j’avais peur de la solitude. Je dépensais sans compter, comme mon père.» Marie-France est la seule Bokassa à être restée ancrée sur ce bord de Seine. «Je ne veux plus fuir», explique-t-elle. Elle y a ouvert un restaurant africain qui a tenu deux ans, a travaillé dans un foyer pour enfants abandonnés, dans une boutique de prêt-à-porter, a été conseillèr­e municipale, a participé à des maraudes de la Croix-Rouge. Vivant seule, elle a dernièreme­nt lancé un «salon de thé». L’ex-maire, Guy Poirier, loue sa «capacité de dépassemen­t» : «Elle était en situation de précarité, mais toujours déterminée. C’est une femme de terrain, conviviale, en qui j’ai entièremen­t confiance.» Via l’ambassade de Taïwan, elle a récemment retrouvé la trace de sa mère qu’elle n’a jamais connue. «Mon père m’avait dit qu’elle m’avait abandonnée. C’était faux, bien sûr, il l’avait chassée. C’est aujourd’hui une religieuse. Je n’ai pas encore osé la contacter.» Marie-France a eu deux autres enfants. Deux filles: l’une en terminale, l’autre en licence «mode, luxe et e-business». Elle-même a un diplôme de BEP vente. «J’ai toujours cru qu’on se construisa­it dans l’autorité, avoue-t-elle. Je suis capable d’amour mais incapable d’affection. J’ai inculqué à mes enfants trois valeurs : respect, travail, courage.» Le triptyque sonne comme la devise d’une dictature. Encore l’héritage paternel ? Pour répondre, elle utilise des drôles de tournures négatives: «Mon père n’est pas quelqu’un que je déteste. Je ne suis pas là pour le défendre. Je l’aime mais je lui en veux.» •

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