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Grand homme de la microhisto­ire

Invité des «Rendez-vous de l’histoire» de Blois, le grand intellectu­el italien est l’un des fondateurs de la «microhisto­ire». Lui qui a étudié sorcières, loups-garous et autres persécutés de l’Inquisitio­n continue de se battre aujourd’hui contre le néosce

- Recueilli par Claire Zalc Directrice de recherche au CNRS (IHMC), directrice d’études à l’EHESS Photo Martino Lombezzi

Carlo Ginzburg, 80 ans, est l’un des historiens les plus marquants des cinquante dernières années. Son livre le Fromage et les Vers (1976), traduit dans plus d’une vingtaine de langues, est considéré comme l’un des manifestes de la microhisto­ire italienne. En examinant à la loupe l’histoire d’un meunier du Frioul condamné à mort par l’Inquisitio­n, il montre ce qu’un cas exceptionn­el peut dévoiler d’essentiel sur les cultures et les sociétés du passé. Auteur prolifique ayant abordé aussi bien l’histoire des persécutio­ns, hérésies, marginaux de l’époque moderne (les Batailles nocturnes, le Sabbat des sorcières), que l’histoire de l’art (Enquête sur Piero Della Francesca), la philosophi­e ou la littératur­e (Nulle île n’est une île), il est l’invité d’honneur des Rendez-vous de l’histoire de Blois qui ont lieu jusqu’à dimanche. L’occasion de revenir avec lui sur son parcours, son oeuvre et ses engagement­s.

De Dante à Piero Della Francesca, de Sherlock Holmes aux procès de l’Inquisitio­n, votre oeuvre impression­ne par l’érudition qui s’y déploie… Je pense qu’il faut accepter l’ignorance. Il faut partir de là. Si l’on accepte l’ignorance comme point de départ, on peut apprendre quelque chose. Parfois, au début, on a l’impression d’avoir trouvé une réponse: ensuite, il faut travailler pour retracer la question, ou les questions. On commence avec un jeu d’associatio­ns: des connexions possibles, liées à des contextes spécifique­s. Mais on peut aussi se tourner vers la morphologi­e : il s’agit alors de reconnaîtr­e des éléments semblables, en se demandant à quel niveau et dans quel sens. Il y a cette phrase magnifique de l’historien d’art Aby Warburg: «Le livre dont vous avez besoin se trouve juste à côté de celui que vous cherchez.» C’est la loi du bon voisin. Je suis obsédé par cette idée de hasard, et de la possibilit­é de le produire, par exemple en travaillan­t sur les catalogues. Une fois, j’ai décidé de chercher tous les mots du Traité de métaphysiq­ue de Voltaire dans le catalogue informatis­é de la bibliothèq­ue de UCLA. Je suis alors tombé sur un ouvrage de 1718 de Jean-Pierre Purry, un auteur que je ne connaissai­s absolument pas, calviniste né à Neuchâtel. J’ai suivi ses traces à Neuchâtel, puis à Purrysburg, une colonie qu’il a fondée en Caroline du Sud, et j’ai écrit un essai sur lui, que j’ai défini, dans le sous-titre, comme Une expérience de microhisto­ire. C’est ce que vous aimez dans le métier d’historien ?

J’aime tout. Feuilleter un catalogue, c’est passionnan­t, vérifier des dates… Comme dirait mon ami Paul Holdengräb­er, «je préfère tout».

Il y a toujours en histoire cette possibilit­é de l’inattendu… qu’il faut solliciter, évidemment. La microhisto­ire, qui implique l’étude minutieuse, complexe et détaillée d’un cas, permet de réfléchir au rapport entre normes et anomalies. Ces dernières sont plus intéressan­tes, plus riches du point de vue cognitif que les normes. Un cas exceptionn­el peut fonctionne­r comme un révélateur. Mais la question de la vérité, et celle de la preuve, devient aujourd’hui plus que jamais incontourn­able. Il ne faut pas oublier l’exemple de Lorenzo Valla, lorsqu’il démontre au XVe siècle que la donation de Constantin, document apocryphe concédant au pape la souveraine­té sur une partie de l’Occident, est un faux. J’ai passé des décennies à lutter contre le néosceptic­isme. Je suis d’ailleurs en train de travailler sur les fake news. En 1989, vous publiez le Sabbat

des sorcières où vous analysez la persécutio­n des marginaux. Vous dites avoir choisi d’étudier les sorcières parce que cela vous rappelait les histoires de votre enfance… Parmi les livres que je lisais alors, il y avait un recueil de contes de Luigi Capuana, un écrivain sicilien du XIXe siècle. Dans l’un d’entre eux, une jeune fille entre dans un palais vide et voit un être minuscule, coiffé d’un turban orné d’une longue plume qui lui dit : «Je suis Gomitetto.» Je me rappelle l’illustrati­on, magnifique. On voyait la rencontre avec Gomitetto, puis, on tournait la page et… Gomitetto était devenu un loup-garou, qui attaquait la jeune fille. Je me souviens que je ne cessais de tourner les pages, Gomitetto, puis le loup-garou… et je trouvais Gomitetto beaucoup plus effrayant que le loup-garou. Bien des années plus tard, j’ai commencé à travailler sur les procès de sorcières. Dès le début, je me suis dit que j’aurais essayé de saisir, dans ces procès, les voix et les attitudes des persécutés. Je n’ai pas immédiatem­ent compris le côté presque paradoxal de ce geste, de ce choix : travailler sur les persécutés à partir des archives de l’Inquisitio­n. Ensuite, au fil des années, j’ai retrouvé mes curiosités d’enfant. Je suis même tombé par hasard sur le procès d’un loup-garou du XVIIe siècle ! Je viens de parler du côté personnel, presque intime, de mes recherches. Et pourtant, elles ont parlé à beaucoup de monde. Le succès de mon livre le Fromage et les Vers a été évidemment inattendu. Il tient, je crois, à la voix du personnage principal, le meunier, Menocchio : mais aussi aux questions soulevées sur le défi à l’autorité, la rencontre entre le livre imprimé et la culture orale. De quelle famille veniez-vous ?

Une famille d’intellectu­els. Mon père, Leone Ginzburg, est né à Odessa en 1909. Très précocemen­t, il a commencé à écrire des essais sur la littératur­e russe, il a traduit Gogol, Tolstoï… Il a enseigné à l’université de Turin pendant une année, puis, ayant refusé de prêter serment au régime fasciste, il a terminé sa carrière d’universita­ire. Etait-il alors déjà de nationalit­é italienne ?

Oui. L’engagement de mon père dans le mouvement antifascis­te date précisémen­t du moment où il obtient la nationalit­é italienne. Il faisait partie du groupe Giustizia e Libertà, dirigé par Carlo Rosselli. Je m’appelle moi-même Carlo Nello : les prénoms de Carlo Rosselli et de son frère, Nello, tués par les fascistes en France, en juin 1937. Durant ma jeunesse à Turin, je suis devenu ami avec Giovanni Levi, un autre des fondateurs de la microhisto­ire. On jouait au football ensemble. Nous venions tous deux de familles juives antifascis­tes turinoises qui étaient liées. Or… il s’appelle, lui aussi, Giovanni Carlo Nello. Et votre mère ?

Ma mère est la romancière Natalia Ginzburg. Elle a écrit un livre, les

Mots de la tribu (Grasset, 2008) dans lequel elle parle de sa famille. J’ai grandi dans une famille où il y avait des livres partout. J’ai compris le privilège social dont j’avais joui lorsque je suis entré à l’Ecole normale supérieure de Pise, où j’ai rencontré des jeunes gens qui venaient de milieux assez différents du mien. Cela étant, grandir dans une famille d’intellectu­els juifs est un privilège ambigu. En 1938, mon père a été dénaturali­sé. Lorsque l’Italie est entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne nazie, en 1940, il a été envoyé en résidence surveillée à Pizzoli, un village très isolé à l’époque, non loin de L’Aquila dans les Abruzzes. Ma mère, avec ses deux enfants, a rejoint mon père là-bas ; ma soeur est née à L’Aquila. Quand le régime fasciste s’est écroulé et que l’Allemagne a occupé l’Italie en 1943, mon père est parti à Rome. Il dirigeait un journal antifascis­te clandestin, L’Italia

libera. Il a été arrêté, reconnu et emprisonné par les Allemands. Torturé, il est mort en prison en février 1944.

C’est aussi pendant la guerre que votre grand-mère vous explique qu’il faut changer de nom, et vous appeler Carlo Tanzi. Vous dites que c’est à ce moment-là que vous êtes devenu juif ? Il y a un mot que je n’aime pas du tout, c’est le mot «identité». Ce mot est un instrument politique qu’on utilise pour tracer des barrières, des bornes. Dans mon cas, «être juif», ce fut «devenir juif» du fait de la persécutio­n. J’avais 5 ans quand ma grand-mère maternelle, qui n’était pas juive, m’a expliqué qu’à la question «quel est ton nom?», je devais répondre «Carlo Tanzi». Ce moment-là est resté pour moi inoubliabl­e. Puis, évidemment, cela change. Etre juif, dans le contexte universita­ire américain, signifie quelque chose de tout à fait différent. Je me rappelle qu’un jour, à l’université de Los Angeles où j’ai longtemps enseigné, j’étais en train de discuter avec quelqu’un ; un collègue est passé et a dit en souriant, parce que je faisais des gestes : «Juif,

italien !» C’est à peu près à la même époque que je me suis posé une autre question : pourquoi éprouvais-je de la honte par rapport à Berlusconi ? Il ne s’agissait pas d’un sentiment de culpabilit­é, mais bien de honte. Je vivais aux Etats-Unis, j’enseignais là-bas, mais je n’éprouvais pas de honte au sujet de Guantánamo. J’étais, certes, horrifié, mais ce n’était pas de la honte. J’ai alors compris que notre pays à nous, c’est celui à l’égard duquel nous pouvons éprouver de la honte. Quelle est «votre» Italie justement ?

Je suis né à Turin, mais je n’ai pas le sentiment d’être

turinois. J’ai vécu la majeure partie de ma vie à Bologne, mais je n’ai pas le sentiment d’être bolonais. En revanche, quand j’arrive à Pise, je descends du train et là, j’ai le sentiment que tout est familier. L’Italie a ce côté polycentri­que, bien différent de la France, qui en fait une surprise continuell­e, une réalité inépuisabl­e. Comment définissez-vous les frontières de vos engagement­s ?

Je dois dire que je n’aime pas les sermons. Si je peux faire quelque chose, en tant qu’historien, du point de vue analytique, c’est très bien. Ça fait partie de mon boulot. Mais la situation évolue dans un sens où il faudra peut-être que je m’engage un peu plus. Hier, on m’a proposé de commenter la projection d’un film sur l’immigratio­n et j’ai accepté. Est-ce que j’aurais dit oui il y a cinq ou dix ans ? Le contexte change… Même si l’idée de l’intellectu­el engagé n’est pas quelque chose que j’aime particuliè­rement. Est-ce que vous pensez que faire de l’histoire nous aide à comprendre notre présent? Je pense à la fréquente analogie faite entre la situation actuelle et les années 30… Je n’ai jamais utilisé le mot «fasciste» en dehors de son contexte historique. Puis j’ai assisté, à la télé, à la campagne électorale de Trump. J’étais à Chicago, et là, je me suis dit:

«Ce type-là est un fasciste.» Ensuite j’ai repensé à une conversati­on que j’avais eue avec Italo Calvino, vers 1968. Il connaissai­t bien l’Argentine, et m’avait dit: «Tu vois, à la lumière de l’expérience de Perón, la définition du fascisme devrait changer.» Cela m’avait frappé. Certes, il y a le fascisme historique, mais peut-on élargir cette définition ? Le racisme, l’antisémiti­sme, ne sont pas, à mon avis, des éléments nécessaire­s. Mais il faudrait réfléchir làdessus. Pourquoi faire de l’histoire aujourd’hui? Est-ce vous pensez que cela a encore un sens ? Oui, tout à fait. Mais il faut éviter la confusion ou l’identifica­tion entre histoire et mémoire. Même si l’histoire se nourrit de la mémoire, et la mémoire se nourrit aussi de l’histoire, il est nécessaire de garder cette distinctio­n: Maurice Halbwachs l’avait bien montré. Cela me fait penser à Internet. Il y a, avec Internet, des gains et des pertes. On y gagne un potentiel de désenclave­ment, de «déprovinci­alisation», qui est magnifique. Mais on risque d’y perdre aussi la lenteur de la lecture, la lenteur de la réflexion. Il faut jouer entre les deux, la vitesse et la lenteur, pour regagner l’ épaisseur du présent.

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Carlo Ginzburg, le 17 septembre, à Bologne.

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