Libération

Le pari de l’occupation festive

Bouillonne­ment qui rappelle Mai 68, esprit festif, actions spectacula­ires… Les militants de ce mouvement aux contours encore flous écrivent une nouvelle page de l’histoire des luttes, avec tout ce que cela implique : solidarité et contradict­ions.

- Par Ludivine Bantigny Maîtresse de conférence­s, université de Rouen-Normandie Mathilde Larrère Maîtresse de conférence­s, université Paris-Est Marne-la-Vallée Photos Cyril Zannettacc­i. Vu

«On n’entre pas dans un monde meilleur sans effraction.» Dans le centre commercial Italie 2, occupé samedi à l’initiative d’Extinction Rebellion, le tag claque. Il pose d’emblée bien des enjeux: un autre monde, hors de la logique productivi­ste d’un capitalism­e à bout de souffle ; l’entrée forcée par l’occupation et la métamorpho­se des lieux qu’elle implique; l’interrogat­ion taraudante sur l’usage de la violence – ou non. Un vieil ami nous dit: «Ça ressemble à 68» –occupé, joyeux, déterminé. D’ailleurs un peu plus loin, les slogans en rappellent l’esprit : «Sous les pavés la vie.» Bien sûr, il y a une différence majeure : on n’entend pas parler de grève générale ni de blocage de la production. Les lieux de la consommati­on et de la circulatio­n sont visés, comme avec l’occupation mercredi d’un McDo, symbole honni. Comme le montrent les assemblées, ce type d’action est appelé à se multiplier. Plusieurs mondes se mêlent, qui se retrouvent sur un bien commun : l’opposition à une logique marchande que tout le monde ici juge dévastatri­ce pour la planète comme pour l’humanité, parce qu’elle envahit les existences et les soumet. «Pas de quartier pour la pub, pas de pub dans nos quartiers.» Sont venus rejoindre l’occupation et discuter dans ses assemblées des gilets jaunes, des jeunes habitués aux cortèges de tête et à l’autonomie politique, quelques syndicalis­tes. «Vive la Commune», disent les murs qui parlent, tandis qu’une chaise acquiert le nom de «Louise Michel».

Tolérance

Place du Châtelet. Changement de tactique: le mouvement se retrouve à ciel ouvert, au coeur de la capitale. On ne se contente pas de proclamer une rébellion, on la pratique. Et les affects sont politiques : la détestatio­n d’un système qui mène la planète à sa ruine s’accompagne des joies nées de la solidarité. L’ambiance est résolument festive, de fanfare en platine techno. Est-ce une fête contestata­ire, comme il y en eut tant dans les mouvements révolution­naires ? Comparaiso­n n’est pas raison. Mais il est à chaque fois une joie à s’approprier les lieux et à saisir que la vie pourrait être différente, plus intense. On dansait aussi en 1936 dans les usines occupées où s’invitaient des artistes, comme le groupe Octobre de Prévert. Sauf qu’ici, cette joie ne célèbre pas une victoire : elle l’anticipe parce qu’elle l’espère. Comme une fête performati­ve.

La recherche visuelle est évidente, travaillée : il s’agit de «faire image», de se jouer d’une société du spectacle bien comprise et retournée. Un jeune homme, posé au pied d’une tour de paille flanquée de drapeaux colorés, lit Indignez-vous. Le même jour à New York, les participan­ts ont renversé un liquide rouge sang sur le taureau de Wall Street : au sommet, une allégorie de la liberté, en écho à Delacroix ; à ses pieds, un die-in impression­nant. Sur la place du Châtelet, les barricades de paille relèvent du symbolique. L’occupation n’est tenable qu’avec la tolérance des autorités. Ses détracteur­s le font remarquer : cette complaisan­ce apparente du pouvoir contraste par trop avec l’implacable répression qui s’abat depuis quelques années sur les mouvements sociaux, singulière­ment sur les zadistes et les gilets jaunes.

Le constat entraîne immanquabl­ement des questionne­ments méfiants: qui sont donc ces gens, jeunes, blancs, très éduqués, issus de milieux plutôt aisés, et quelles sont leurs sources de financemen­ts ? Beaucoup rappellent qu’Extinction Rebellion a touché de grosses dotations de la part du Climate Emergency Fund sous les auspices du milliardai­re Trevor Neilson. N’est-ce pas le signe d’une compatibil­ité avec l’ordre social et l’hydre capitalist­e toujours douée pour récupérer quiconque entend la contester ? En France, les militantes et militants d’Extinction Rebellion s’en défendent : refusant cet argent, tous et toutes affirment miser sur le bénévolat. Comme les gilets jaunes, leur mouvement entend rompre avec des répertoire­s d’action jugés inefficace­s désormais, telles les manifestat­ions République-Nation. De Châtelet aux Champs-Elysées, les espaces créés par Haussmann sous le Second Empire pour servir la répression des émeutes sont subvertis par l’occupation – même si les gilets jaunes, en visant l’Elysée, posent bien davantage la question du pouvoir. Un tag de l’acte III, le 1er décembre dernier, affirmait non sans malice : «Haussmann tu as voulu l’ordre, tu récoltes le chaos.» C’est encore le cas en ces heures d’occupation, à quelques encablures de la préfecture.

Convergenc­es

Quant à l’enjeu violence/non-violence, il n’est pas absolument tranché. Sur un Abribus place du Châtelet, une inscriptio­n invite à lire Comment la non-violence protège l’Etat de Peter Gelderloos, comme en écho au tag dans le centre commercial occupé : «Non-non-violence.» Au coeur du mouvement, la question fait débat : beaucoup se disent que l’expérience et l’épreuve des faits feront évoluer les positions. La légitimité du recours à la violence face à un monde jugé écrasant par sa domination sociale, policière et politique a toujours traversé et divisé l’histoire plurisécul­aire des luttes contestata­ires.

Quoi qu’il en soit des divergence­s stratégiqu­es, de toute évidence des convergenc­es se dessinent. Des Champs-Elysées au Châtelet, on entend bien ici et là : «Fin du monde fin du mois, mêmes coupables mêmes combats.» •

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