Libération

Trahison sans fin

- Par Ilsen About, Dominique Kalifa, Gérard Noiriel (1) Ernest Gellner, Nations et nationalis­me. Traduit par Bénédicte Pineau. Payot, 1989. (2) Robert Gerwarth, les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923. Traduit pa

L’impression d’un énième abandon, d’une trahison qui ne semble plus finir, au profit des intérêts dominants, économique­s et géopolitiq­ues. Malgré des décennies de résistance­s et la constructi­on autonome d’une culture politique originale, les Kurdes subissent depuis toujours, avec une violence inédite, une répression féroce. Le début mercredi de l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie laisse malheureus­ement craindre une nouvelle fois le pire. Les gages donnés à la Turquie d’aujourd’hui pour régler la crise des réfugiés, pacifier les frontières et contribuer à la restaurati­on d’un Etat syrien provoquent à nouveau une menace directe. Cette nouvelle crise souligne l’impuissanc­e des pays européens. Les silences de l’Europe et de la France interrogen­t ce que l’on croyait acquis : l’idéal du printemps des peuples et des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les critères historique­s de constituti­on des Etats-nations sont-ils tombés en désuétude ?

L’histoire des nations est surtout l’histoire des vaincus, selon Ernest Gellner (1) : ces milliers de peuples qui auraient pu accéder au rang de nation à part entière mais qui n’y sont jamais parvenus. Les Kurdes en fournissen­t la démonstrat­ion exemplaire. Il faut sans cesse rappeler que le Traité de Sèvres de 1920, paraphé par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, promettait la création d’un Etat kurde indépendan­t sur les débris de l’Empire ottoman. Des troupes kurdes contribuèr­ent activement à l’insurrecti­on dite arabe et à la victoire des Alliés et cette bataille un peu oubliée s’acheva par une trahison historique. Au traité de Lausanne, en 1923, les mandats britanniqu­e et français réalisent le partage du Moyen-Orient et oublient leurs promesses, une arme de guerre bien connue. Les Kurdes repassent alors sous une multiple domination étrangère (2). Plus récemment, durant les guerres d’Irak, les Kurdes ont permis la victoire contre Saddam Hussein mais n’ont bénéficié en retour que d’une amorce de reconnaiss­ance permettant la création d’une province autonome. Qu’a-t-il manqué à cette nation en devenir pour faire reconnaîtr­e ses droits à la souveraine­té ? Les hypothèses sont nombreuses : l’insuffisan­ce des représenta­nts diplomatiq­ues, la méconnaiss­ance de son histoire de la part des Occidentau­x, sa localisati­on dans une zone tiraillée par de multiples intérêts. Mais si l’on se souvient de l’enthousias­me qui accompagna l’éclosion des Etats-nations dans l’ex-Yougoslavi­e, il est difficile de ne pas constater l’existence de deux poids et deux mesures. •

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