Sur la fonction civique de l’histoire
Les Français, c’est bien connu, ont une passion pour l’histoire. Mais sous ce label peuvent s’écouler les productions les plus diverses, ce qui ne facilite pas la tâche des historiens de métier. Pierre Bourdieu disait que la sociologie est un sport de combat. Je crois qu’il en va de même pour l’histoire. Depuis la fin du XIXe siècle, les idéologues les plus réactionnaires se sont souvent présentés comme d’authentiques «historiens». Ce fut le cas, dès les débuts de la IIIe République, pour Edouard Drumont, le journaliste-polémiste qui a ancré l’antisémitisme dans la vie politique française. Ce fut le cas aussi pour plusieurs de ses émules, comme Charles Maurras et Jacques Bainville. Et aujourd’hui, c’est encore au nom de l’histoire de la «vraie» France qu’un Eric Zemmour diffuse à jets continus sa haine des musulmans. Si l’histoire est un sport de combat, les armes que nous utilisons, nous autres historiens de métier, c’est la République qui nous les a fournies. Notre profession s’est institutionnalisée dans les dernières décennies du XIXe siècle, sous l’impulsion de Jules Ferry et consorts. Même si le pouvoir républicain s’est lui aussi massivement appuyé sur l’histoire pour façonner la mémoire nationale, il a créé les conditions d’une autonomie de la recherche scientifique. C’est ce bien précieux que nous devons préserver. Défendre l’autonomie de la science historique ne doit pas être confondu, bien évidemment, avec une pseudo-neutralité. Toute recherche repose sur un point de vue, mais cela n’empêche pas que nous devons respecter des règles de méthode qui nous incitent à utiliser les armes de la critique savante, y compris contre la mémoire officielle. On ne rappelle pas assez souvent que la défense de l’autonomie de la science historique contre toutes les entreprises partisanes est un enjeu civique de première importance, hérité de l’idéal des Lumières sur la fonction émancipatrice du savoir. Lorsque Marc Bloch écrivait, dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, que la mission sociale de l’histoire était d’«aider les hommes à mieux vivre», c’est cet idéal qu’il voulait nous transmettre. Ce n’est pas un hasard s’il a écrit ce livre-testament pendant la Résistance, alors qu’il combattait les nazis les armes à la main. Nul n’ignore que nous vivons aujourd’hui dans un contexte marqué par la recrudescence des discours de haine et des replis nationalistes. Comme beaucoup d’observateurs s’inquiètent d’un retour des années 1930, nous avons voulu inscrire ce Libé des historien·ne·s dans le sillage de Marc Bloch. Les contributions rassemblées ici montrent la diversité des approches que notre discipline peut conjuguer aujourd’hui pour éclairer les enjeux du présent. Entre autres exemples, on verra dans ce numéro comment la découverte d’un objet, au lieu d’alimenter la rubrique patrimoniale, peut devenir le support d’une démarche visant à restaurer lll
la parole des vaincus (en l’occurrence une famille rom) dans l’espace public. Voilà un cas où l’histoire peut faire bon ménage avec la mémoire.
Toutefois, la fonction civique de l’historien l’amène souvent à critiquer les usages de la mémoire. C’est le cas aujourd’hui pour nos collègues espagnols, qui ont bien du mal à faire entendre leur voix dans le tintamarre mémoriel suscité par «la folie Magellan» qui s’est emparée du pays, à l’occasion du «cinquième centenaire du premier tour du monde». Comme le souligne Carlo Ginzburg, dans le beau portrait qui lui est consacré dans ce Libé des historien·ne·s, l’histoire doit pouvoir aussi faire surgir l’inattendu.
En ce sens, «aider les hommes à mieux vivre, c’est leur donner la possibilité de devenir étrangers à eux-mêmes ; c’est concevoir la recherche historique comme une entreprise de dés-identification ; l’exacte antithèse du roman national que ressassent les polémistes réactionnaires d’hier et d’aujourd’hui. L’historien qui défend l’autonomie de sa discipline court néanmoins le risque de s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Défendre la fonction civique de l’histoire exige donc de nouer des alliances avec ceux qui ont les compétences nécessaires pour transmettre le savoir à des publics plus larges. Plusieurs contributions soulignent ici le rôle irremplaçable des enseignants, des journalistes, des artistes, des écrivains, auxquels il faudrait ajouter aujourd’hui ceux qui savent maîtriser les nouvelles technologies.