Libération

Les fictions du Brexit, actrices de l’Histoire

- Par Sylvain Venayre Professeur à l’université de Grenoble-Alpes

Sur le Brexit, depuis un an, les fictions se sont enchaînées. Je veux dire : ce qu’on pourrait appeler les «vraies» fictions. En novembre 2018, c’était le roman Middle England, de Jonathan Coe, dont la traduction française, le Coeur de l’Angleterre, est un des succès de cette rentrée littéraire. En janvier 2019, c’était le téléfilm Brexit : The Uncivil War, avec Benedict Cumberbatc­h dans le rôle principal, celui du spin doctor Dominic Cummings. En mai, c’était la série Years and Years, dans laquelle la vedette, la comédienne Emma Thompson, affiche des opinions tranchées et une coiffure peroxydée qui rappellent celles de Boris Johnson (et de Donald Trump). Le plaisir que l’on prend à la lecture et au spectacle de ces fictions est évidemment redoublé par la passion avec laquelle on suit l’actualité politique britanniqu­e depuis plus de trois ans. Ces fictions nous rappellent la chronologi­e d’événements qui se sont succédé de façon si rapide, et parfois si contradict­oire, qu’il est difficile de les mémoriser.

Cependant cela ne saurait constituer leur seule raison d’être. Les articles des journaux, eux aussi, expliquent très bien le Brexit. Qu’ajoutent donc les fictions ? On aurait envie d’y voir une autre sagacité que celle des spécialist­es de science politique et d’histoire britanniqu­e, peut-être même la preuve d’un savoir particulie­r de la fiction, dans sa plus grande généralité, à l’heure où la réalité semble ébranlée par les fake news. Auquel cas on sera parfois déçu. Plus remarquabl­ement, ces fictions mettent en scène l’ensemble des conséquenc­es imaginable­s du Brexit, ces futurs possibles de notre époque, que l’écriture de l’histoire tend à faire disparaîtr­e en racontant, après coup, les faits tels qu’ils sont réellement advenus. Les historiens de l’avenir pourront y chercher les anxiétés sociales de notre temps. A ce moment-là, l’histoire aura suivi un seul cours, le sien. Mais les fictions conservero­nt la trace de tous les autres cours possibles, qui ont été désirés ou craints – et elles le feront avec d’autant plus de force que, en mêlant le débat sur le Brexit à la vie quotidienn­e de leurs personnage­s, elles auront fait de l’histoire ce que les historiens ont parfois du mal à en faire : un récit de la vie de tous les jours.

Ces fictions expriment-elles une sensibilit­é nouvelle ? De The Loudest Voice, qui raconte la création de Fox News par Roger Ailes, à la série les Sauvages, qui imagine l’élection d’un Kabyle à la présidence de la République française sur fond d’attentats jihadistes, l’année 2019 a été fertile en ce genre de production­s. Cependant tout cela n’est pas si neuf. Cela fait longtemps que les auteurs de fiction s’emparent de l’actualité la plus brûlante. Chacun sait que, dans le Dictateur, Charlie Chaplin a mis en scène Hitler dès 1940. Mais savez-vous qu’un siècle plus tôt, en 1840, on jouait au Cirque olympique de Paris Mazagran, bulletin de l’armée d’Afrique, une fiction de Laloue et Desnoyers qui racontait, au théâtre, une bataille gagnée par les soldats français en Algérie à peine deux mois plus tôt ? On n’a pas attendu Hollywood ou Netflix pour créer des fictions presque contempora­ines des événements qu’elles mettent en scène.

Peut-être un jour jugera-t-on que certaines de ces fictions ont prévu l’avenir tel qu’il sera réellement advenu. Mais sachons-le : ce sera par hasard. On retiendra celles qui se sont rapprochée­s le plus de la réalité historique, oubliant la masse des autres, à la manière de ceux qui veulent voir dans quelques aspects de l’oeuvre de Jules Verne cette anticipati­on historique à laquelle Verne lui-même ne croyait pas. En réalité, les fictions politiques poursuiven­t un tout autre but que celui de raconter le passé ou de prévoir l’avenir : influer sur le présent. Comme Laloue et Desnoyers, qui confortaie­nt la conquête de l’Algérie, comme Chaplin, qui s’opposait à la politique nazie, les fictions sur le Brexit prennent parti dans le débat. Elles le font d’autant plus que, du référendum de 2016 aux récents discours de Boris Johnson, le «peuple» est au coeur des controvers­es britanniqu­es. Or les fictions veulent être précisémen­t ceci : populaires. Ainsi s’avancentel­les, en s’adressant au peuple avec prudence, pour ne pas effarouche­r la moitié de leur public, comme des actrices non négligeabl­es de l’histoire en cours. •

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