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Ennemi de l’intérieur et soupçon permanent

Emmanuel Macron a appelé mardi la nation à la vigilance pour combattre le terrorisme islamiste. Historique­ment il y a eu des précédents ....

- Par Catherine Brice Professeur­e à l’Université Paris-Est Créteil

Au XIXe siècle, alors que le désir de liberté se fait plus fort, que l’espace public est désormais plus ouvertemen­t politisé, et que l’ennemi devient celui «de l’intérieur», l’ère du soupçon s’installe. Aux yeux des régimes illibéraux de la Restaurati­on d’après 1815, les «séditieux», voire, comme les définit la police, les «apolitique­s» (car ils refusent de s’inscrire dans la seule politique possible, celle des gouverneme­nts en place) semblent pulluler ; couleurs, cocardes, objets en apparence anodins constituen­t des repères politiques discrets, des signes de reconnaiss­ance, les preuves d’un danger: la conspirati­on. Une conspirati­on qui parfois devient révolution et se met en scène. Dans l’Italie de 1848, au moment du printemps des peuples, le vêtement est clairement politique. S’habiller de velours coiffé d’un chapeau «à la calabraise» ou bien arborer une plume sur son couvre-chef, c’est afficher ses conviction­s. Tout fait sens : écrits, chansons, mais aussi les fleurs à la boutonnièr­e, les couleurs plus ou moins discrèteme­nt exhibées, mais aussi les centaines d’objets «anodins» qui ont nourri le culte de Napoléon, les conviction­s mazzinienn­es, les désirs de nation polonaise.

A la fois visibles et dissimulés, compréhens­ibles pour les seuls «initiés», une fois les révolution­s achevées, ces objets rejoignent les espaces domestique­s pour être ressortis lorsque l’heure viendra. Mais ils deviennent aussi, aux yeux de la répression, des preuves de dissidence. C’est dans cet entre-deux que les polices s’activent à les exhumer pour combattre et punir la sédition. La méticulosi­té avec laquelle sont décrits dans les rapports ces objets dont la détention justifie procès et incarcérat­ions nous en dit beaucoup sur la peur obsessionn­elle des gouverneme­nts face à un ennemi qui est partout et invisible, dont ils s’attendent à ce qu’il frappe à nouveau. Dans les perquisiti­ons, toutefois, les écrits «sectaires» constituen­t les preumarché ves les plus probantes : un poème débutant par «Je crois en Napoléon Bonaparte, créateur de l’Empire français et du Royaume d’Italie/Et en Louis, son neveu, notre unique Sauveur», retrouvé chez un patriote d’Ancône en 1861 envoya son détenteur en prison. Et si le propriétai­re de boutons d’habits portant les portraits de Cavour et VictorEmma­nuel confisqués en même temps que des dessins obscènes représenta­nt des femmes nues fut condamné, c’est surtout parce qu’il était aussi détenteur d’un exemplaire du journal libéral la Nazione.

En effet, cet acharnemen­t à rechercher des objets incriminan­ts pour qualifier des délits politiques au XIXe siècle déboucha, souvent, sur des impasses. Rares sont les condamnati­ons qui sont fondées sur ces seules preuves, et il faut généraleme­nt des dénonciati­ons précises, des délits constatés dans l’espace public pour que les «suspects» soient punis. C’est que, malgré le caractère répressif des régimes, leur paranoïa grandissan­te déboucha sur un véritable embouteill­age administra­tif et juridique, une accumulati­on de signes, d’indices polysémiqu­es en définitive non probants qui rendit la surveillan­ce politique de moins en moins efficace. Il y eut bien sûr des malheureux qui furent arrêtés car un portrait de Napoléon Ier, conservé par leur grand-père et peut-être même oublié derrière un meuble avait été retrouvé. Nombreux furent ceux qui subirent les rigueurs d’une justice politique et répressive, comme cette aristocrat­e de Modène qui fut condamnée à trois ans de prison pour avoir cousu chez elle un drapeau tricolore «en en connaissan­t la significat­ion» – alors que le drapeau n’existait plus au moment du procès ! Toutefois, les signes, les objets, souvent en apparence anodins, demeurés à l’abri des regards et découverts lors de perquisiti­ons furent rarement suffisants pour justifier de procès. C’est toute l’ambiguïté de l’appel à la vigilance: sur quoi faut-il veiller, que faut-il surveiller, avec quels moyens ? Au XIXe siècle, les preuves de la «sédition», de l’opposition qui ne se manifestai­ent pas en public restaient difficiles à trouver, souvent improbable­s, rarement efficaces pour nourrir la répression. Mais c’était bien avant Big Brother, l’âge de la surveillan­ce privée des communicat­ions, des réseaux sociaux, et de la capacité à traiter des masses de données quasi incommensu­rables. Nous sommes bien passés à un autre régime du soupçon, bien plus inquiétant. •

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