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Santé mondiale : la France a de la pratique

Comme Jacques Chirac en son temps, puis Nicolas Sarkozy et François Hollande, Emmanuel Macron se mobilise dans la lutte contre le sida. Une tradition française de l’action sanitaire, née notamment de la colonisati­on.

- Guillaume Lachenal

Les grands raouts de la santé internatio­nale sont pour les présidents français des petits Salons de l’agricultur­e: des passages obligés, des rituels de ressourcem­ent et, inévitable­ment, des tentatives risquées pour se comparer au plus grand d’entre eux (dans cet exercice) : Jacques Chirac. En parlant ce jeudi à la tribune de la Conférence de reconstitu­tion du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculos­e et le paludisme à Lyon, le président Emmanuel Macron prend part à cette tradition. Objectif : lever 14 milliards de dollars pour permettre au Fonds de continuer à financer la réponse aux trois épidémies dans les pays du Sud. Un enjeu majeur, dont dépend la vie de millions de patients – et peut-être, la fin du sida.

Les hommages à Jacques Chirac, même les plus mesurés, avaient tous souligné la semaine dernière son rôle précurseur en la matière. En 1997, à Abidjan, il avait appelé à un «combat universel» pour l’accès aux médicament­s contre le VIH-sida, à une époque où l’impossibil­ité de traiter les patients africains semblait aller de soi, participan­t ainsi à lancer la dynamique internatio­nale qui conduira en 2002 à la création du Fonds mondial. Macron avait repris le flambeau à l’ONU, en appelant à la mobilisati­on générale : inacceptab­le, disait le Président, que pour des raisons économique­s «il soit aujourd’hui impossible d’accéder à des traitement­s pour guérir ou prévenir de telles maladies». Impossible n’est pas français : François Hollande avait été fidèle à la tradition, présidant la Conférence sur la sécurité sanitaire mondiale de Lyon en 2016, après avoir promis en septembre 2015 un doublement à venir de l’aide française au développem­ent. Même Nicolas Sarkozy (épaulé par son épouse Carla Bruni et par son ministre Bernard Kouchner) avait endossé le rôle, en maintenant l’engagement français au premier plan de la lutte mondiale contre l’épidémie. Depuis la découverte du virus en 1983 (qui vaudra le prix Nobel à Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier), la France est restée dans le domaine du VIH-sida une grande puissance, grâce à une communauté scientifiq­ue aux budgets miraculeus­ement sanctuaris­és – et grâce à des mobilisati­ons militantes particuliè­rement tenaces.

«French doctors».

La France, bien sûr, a toujours tendance à se voir un peu plus grande qu’elle ne l’est, s’imaginant avoir offert à la planète (pour le prix du Minitel, de la montgolfiè­re et de la carte à puce) les droits de l’homme, l’Internet et la conscience climatique. Il reste que, depuis la fin du XIXe siècle, l’Etat français a fait de la médecine un maillon essentiel de sa politique de grandeur, déclinant à travers l’action sanitaire un certain universali­sme français. L’héritage, de ce point de vue, est d’abord colonial – Chirac l’avait souligné à Abidjan, en commençant par rendre hommage à Félix Houphouët-Boigny, formé comme «médecin africain» dans les écoles de santé de l’Afrique occidental­e française. La santé mondiale fut peut-être inventée sur le terrain des campagnes de lutte contre la maladie du sommeil dans l’Empire français, qui expériment­èrent une approche «verticale» de la maladie, à la fois autoritair­e, rigoureuse­ment quantifiée, et savamment mise en scène à des fins de propagande. Les médecins des colonies voisines enviaient aux Français leurs moyens et leur style «excentriqu­e» de «boy-scouts» de la santé publique. L’héritage est ensuite humanitair­e. Les «french doctors» de Médecins sans frontières identifièr­ent en effet la nation française à la plus universell­e des valeurs – la vie à sauver. Né au Biafra, au coeur d’un conflit attisé par les manoeuvres de la Françafriq­ue gaullienne, le sansfronti­èrisme a ainsi un inconscien­t nationalis­te (fin 1971, l’acronyme MSF remplaça d’ailleurs un éphémère SMF, pour Secours médical français).

Mauvais oeil.

L’héritage est enfin –ce qui est moins connu – chrétien : la période coloniale fut aussi l’occasion d’expériment­ations missionnai­res en tout genre dans le domaine médical, elles aussi largement relayées (et financées) en métropole. Albert Schweitzer en donna dans son hôpital de la colonie du Gabon l’exemple le plus fameux (quoiqu’Alsacien, protestant, et américanop­hile, bref pas très français), alors que de nombreux ordres missionnai­res et organisati­ons laïques catholique­s établirent des réseaux de soins sur le même modèle. En 1947, le pape Pie XII écrivait ainsi à Louis-Paul Aujoulat, médecin, missionnai­re et ministre de la IVe République, pour le féliciter de ses oeuvres médico-humanitair­e au Cameroun : «La France est toujours étonnante. Elle n’a pas plutôt conçu une oeuvre que celleci devient universell­e.»

La France fille aînée de la santé mondiale : l’héritage est aussi profondéme­nt ambigu et contradict­oire. Pensons à Jacques Chirac hué à la tribune de la conférence internatio­nale sur le sida de 2003, agacé par les activistes qui demandaien­t : «Où sont les milliards ?» Pensons à la légendaire méfiance de la France envers l’Organisati­on mondiale de la santé, manifeste dès les premiers pas de l’organisati­on en Afrique, dans les années 50, quand les médecins coloniaux voyaient d’un mauvais oeil l’ingérence des

«Anglo-Saxons» dans leur pré carré, et travaillèr­ent à mettre en place des organisati­ons «africaines»,

c’est-à-dire bilatérale­s, de santé publique. Et pensons à cet étrange conflit de calendrier : au moment même où le président s’apprête à faire vibrer la tribune de Lyon, l’Assemblée nationale est le théâtre d’un sinistre jeu de rôle à propos de l’aide médicale d’Etat, que le gouverneme­nt joue à mettre en procès pour mieux affirmer à la fois son «humanité» et son

«pragmatism­e». L’idéalisme au monde et le cynisme à la maison : une certaine idée de la France.

Professeur d’histoire des sciences à Sciences-Po

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