Libération

De Louis XVI à Rouen, l’émotion méprisée

Face aux questions et à l’inquiétude suscitées par l’incendie de l’usine Lubrizol, la classe politique a répondu par un discours technicisa­nt qui condamne l’émoi de la population. Un procédé répété dans l’histoire, qui fait passer l’affect comme un élémen

- Par Déborah Cohen Maîtresse de conférence­s en histoire moderne, université de Rouen-Normandie

Le 3 octobre, la porte-parole du gouverneme­nt, Sibeth Ndiaye, a assuré que si elle avait habité Rouen près de l’usine chimique Lubrizol, elle «serai[t] restée» : «Parce que, affirme-t-elle, je suis quelqu’un d’un peu rationnel, j’essaie de faire confiance dans (sic) les gens qui savent, ce sont des experts.» Ainsi donc, les habitants qui, quand ils en avaient la possibilit­é, sont partis, ceux qui sont restés dans la peur, ceux qui ont manifesté mardi et le 1er octobre pour dire leurs inquiétude­s, leur colère et leur défiance face aux déclaratio­ns des diverses institutio­ns, tous se trouvent renvoyés à des formes supposées d’irrational­ité.

«ambiance de psychose»

Depuis le début de la séquence ouverte le 26 septembre par l’incendie qui a réduit en fumée entre 5 000 et 9000 tonnes de produits chimiques divers, et malgré l’absence de prélèvemen­ts et d’analyses scientifiq­uement encadrées (ou du moins, l’absence de publicatio­n des données qui en aurait résulté), les différents membres du gouverneme­nt qui se sont exprimés, la préfecture, des députés, la mairie de Rouen, les représenta­nts des institutio­ns scolaires et universita­ires, tous ont livré un discours froid, supposémen­t informé et rationnel, pour rassurer des Rouennais ainsi désignés comme livrés à des émotions infondées. «Il y a une ambiance de psychose», a même osé Damien Adam (député de Seine-Maritime, LREM) ; «Les gens sont dans l’irrationne­l intégral», a renchéri son collègue François Patriat. Les gouvernant­s et la politique seraient du côté de la raison informée et technicien­ne, capables de décider pour le bien public en s’appuyant sur une expertise tandis que le peuple ne réagirait qu’en fonction d’émotions inconsidér­ées. Le gouverneme­nt, c’est la tête pensante ; la population, c’est le corps livré aux affects. Loin d’être une forme de réponse particuliè­re à ce type d’événement impliquant des mesures et des savoirs liés aux sciences physico-chimiques, cette autodéfini­tion des politiques comme étant ceux qui savent est typique de la technologi­e de pouvoir qui s’est inventée en Europe depuis le XVIIIe siècle. Ainsi en 1775, le roi Louis XVI avait-il marqué, en marge d’une lettre de Turgot, qu’il n’y avait «nulle espèce de raison» dans les émeutes par lesquelles le peuple manifestai­t son opposition à des édits qui avaient libéralisé le prix du pain et conduit à son augmentati­on vertigineu­se.

Certitudes des experts

Du haut de leur supposé savoir économique qui leur assurait que la liberté des prix était la clé du progrès pour tous, les gouvernant­s repoussaie­nt un peuple qui mettait en avant son ressenti, la faim. Et puisqu’aujourd’hui l’industrie chimique fait partie d’un système productivi­ste supposé être source de progrès et de bonheur, aucun ressenti ne peut venir imposer ses doutes à cette évidence: que les gorges grattent, que les yeux piquent, que les peaux se marquetten­t de taches rouges, toutes ces évidences concrètes très simples, ces faits offerts aux sens de tout un chacun, doivent céder devant l’affirmatio­n des experts mandatés par le gouverneme­nt, comme la faim du peuple au XVIIIe siècle ne pouvait peser face aux certitudes des experts du libéralism­e naissant.

Mais, loin d’être irrationne­lle et apolitique ainsi qu’on essaie de nous le faire croire, l’émotion est profondéme­nt productric­e de savoirs et de mobilisati­ons. C’est en s’appuyant sur l’évidence de sa faim que le peuple de 1775 a osé, à grande échelle, défier la politique royale, affirmer un autre modèle économique et organiser les plus grandes émeutes du siècle avant la Révolution. C’est en s’appuyant sur les suies de leurs jardins et les maux de tête de leurs enfants que les habitants et habitantes de Rouen sont en train d’entrer dans un processus qui n’est pas seulement de défiance face au pouvoir, mais de connaissan­ce fine des mécanismes chimiques et des coulisses des politiques industriel­les. Le Collectif Lubrizol, l’associatio­n Rouen respire, Rouen-XR (Extinction Rebellion), les syndicats ont vu affluer ceux à qui la peur, loin de les paralyser, a ouvert de nouveaux horizons de compréhens­ion et d’action. Ici et là, la capacité du pouvoir à régler nos conduites est mise en défaut: des fonctionna­ires exercent leur droit de retrait, des médecins annulent des rendez-vous pour aller manifester, des enfants ne sont plus envoyés à l’école, des citoyens décident de faire eux-mêmes ces analyses qui fondent supposémen­t le savoir gouverneme­ntal… Ici et là s’invente du politique contre la logique technicisa­nte en cours. Mais, peut-être la peur n’est-elle pas encore assez forte… •

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L’incendie à l’usine Lubrizol, le 26 septembre

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