Libération

La chimie et les chimères de la protection

Les catastroph­es comme celle de Rouen ne sont pas une anomalie, mais un risque inhérent à l’industrie chimique, qui s’est imposée depuis la fin du XVIIIe siècle en se présentant comme condition du progrès.

- François Jarrige

à Rouen.

Loin d’être un événement exceptionn­el et une anomalie dans un monde industriel sous contrôle, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen constitue un révélateur des dynamiques profondes à l’origine des crises et catastroph­es écologique­s contempora­ines. Depuis deux siècles, la régulation des industries dangereuse­s a visé bien davantage à protéger les industriel­s pollueurs en installant un cadre réglementa­ire qui leur était favorable plutôt qu’à protéger les population­s. Alors que les habitants de Rouen s’organisent, manifesten­t, déposent des plaintes et deviennent acteurs de l’évènement et de son interpréta­tion (lire ci-contre), l’entreprise et les pouvoirs publics multiplien­t les stratégies dilatoires, les arguments rassurants ou les promesses. Tandis que les ministres sont contraints de reconnaîtr­e la réalité des pollutions, le PDG de l’entreprise promet de l’argent et assure qu’il n’y aura aucune conséquenc­e pour la santé. Leur objectif est avant tout d’éviter que n’émerge un débat sur l’utilité sociale de ce secteur d’activité et de ses production­s. Car la chimie est au coeur de nos modes de vie, comme de nos modèles de croissance. L’entreprise Lubrizol fondée aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres, avant de s’installer près de Rouen en 1954, a ainsi accompagné et rendu possible l’essor de l’automobile.

Sacrifier.

Depuis ses premiers pas à la fin du XVIIIe siècle, l’industrie chimique a dû être acclimatée, voire imposée, à des population­s qui n’en voulaient pas. Les récits héroïques véhiculés par les services de communicat­ion des multinatio­nales insistent toujours sur les bienfaits de la chimie, source d’abondance et condition du progrès. Et d’ailleurs la chimie n’est-elle pas en train de devenir «verte» et ses produits ne sont-ils pas au coeur des projets de transition écologique ?

Les industriel­s n’ont cessé de multiplier les promesses de ce type pour apaiser les craintes et les résistance­s légitimes des population­s. A la fin du XVIIIe siècle, alors que des paysans et riverains menaçaient d’attaquer en justice les usines d’acides sulfurique­s qui commençaie­nt à être installées pour accompagne­r l’industrial­isation du textile, autorités et chimistes ont fait le choix de sacrifier des territoire­s au nom de l’utilité publique. Alors que les ateliers dangereux pouvaient être déplacés ou détruits auparavant, le nouveau paradigme qui s’installe au XIXe siècle les impose comme nécessaire­s à la puissance des nations. Dès lors les mobilisati­ons et les plaintes ne cessent d’être réprimées et disqualifi­ées, jusqu’à être oubliées des récits dominants. Pourtant, les conflits sont omniprésen­ts, parfois jusqu’à l’émeute, et pour les apaiser on achète le silence en indemnisan­t les victimes, en minimisant les dangers et en promettant de futurs progrès techniques censés résoudre les problèmes: les opposants sont renvoyés à leurs soi-disant routines, à leurs peurs irrationne­lles ou à leur ignorance. L’industrie chimique connaît une nouvelle expansion aux lendemains de la Première Guerre mondiale, avec les pesticides issus des gaz de combat et le pétrole. Durant l’entredeux-guerres, les accidents et pollutions chimiques se multiplien­t en remodelant les paysages et les imaginaire­s. La cause des accidents est fréquemmen­t imputée à des erreurs humaines par les autorités afin de ne pas remettre en cause l’essor global du secteur. En 1932, après l’explosion d’une raffinerie à Gardanne, le journal l’Humanité dénonce à l’inverse les «dividendes sanglants» de l’industrie chimique, décrite comme le pire avatar du capitalism­e. Après 1945, l’industrie chimique connaît une nouvelle phase d’expansion avec son lot de catastroph­es comme à Feyzin près de Lyon en 1966, ou à Seveso dans le nord de l’Italie en 1976. Dépassant les frontières artificiel­les entre l’intérieur et l’extérieur de l’usine, des militants syndicaux tentent à l’époque de faire cause commune avec les riverains pour dénoncer les pollutions tout en alertant sur les conditions de travail.

Déréguler.

A partir de cette date, les risques semblent apparemmen­t contenus en Europe, mais essentiell­ement parce que les délocalisa­tions déplacent le problème vers les pays du Sud, notamment en Asie, où les catastroph­es et contaminat­ions atteignent des sommets dans l’indifféren­ce générale. En 1984, l’usine chimique installée quelques années plus tôt à Bhopal, en Inde, pour accompagne­r la «révolution verte» dans le pays (et rachetée par la suite par Dow Chemical), laisse s’échapper un nuage toxique qui provoque des milliers de morts et des centaines de milliers de victimes. A la fin du XXe siècle, les grandes mégapoles d’Amérique latine et leurs bidonville­s baignent dans des pollutions provoquées par la proximité des usines chimiques et des raffinerie­s. En Europe même, les accidents reviennent de façon récurrente, qu’il s’agisse d’AZF en 2001, ou des innombrabl­es accidents plus réduits qui ont lieu chaque année dans les installati­ons classées et dont le nombre est passé de 827 en 2016 à 1 112 en 2018.

Les catastroph­es comme celle de Rouen ne sont pas une anomalie, un accident malencontr­eux d’où pourrait surgir une prise de conscience. Elles constituen­t un élément ordinaire du mode d’existence de cette activité depuis ses origines. Mais toutes les production­s de la chimie sont-elles absolument indispensa­bles ? Il faudrait au minimum hiérarchis­er ses produits, distinguer ce qui relèverait de vrais besoins et ce qui correspond à des pratiques qui pourraient être questionné­es, à l’image des innombrabl­es produits cosmétique­s. Au lieu de déréguler et assouplir les normes qui existent au nom de l’emploi, comme le demandent les industriel­s, il conviendra­it de les renforcer encore, en favorisant le contrôle des salariés sur les risques tout en limitant au strict nécessaire ces production­s et leurs nuisances.

Alors que les ateliers dangereux pouvaient être déplacés ou détruits auparavant, le nouveau paradigme qui s’installe au XIXe siècle les impose comme nécessaire­s à la puissance des nations.

Maître de conférence­s en histoire contempora­ine, université de Bourgogne

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Photo Jean-Baptiste Darasco

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