Libération

La longue histoire du «malaise enseignant»

L’accélérati­on vertigineu­se de la néolibéral­isation, qui repose sur une soif de chiffres et d’efficacité, décuple encore le sentiment d’injustice et d’impuissanc­e régulièrem­ent documenté.

- Par Laurence De Cock Professeur­e en lycée à Paris, chargée d’enseigneme­nt à l’université Paris-VII-Diderot

On aimerait tant qu’aux doux mots d’«école» et de «professeur­s» soient accolées les idées d’épanouisse­ment, de vocation et d’utilité sociale. Pourtant, depuis quelques semaines, on assiste plutôt à une véritable chaîne macabre : Christine Renon, Frédéric Boulé, Laurent Gatier, Jean Willot, tous ont en commun de s’être suicidés au nom d’un travail devenu insupporta­ble –tâches insurmonta­bles, soutien considéré comme inexistant et sentiment de solitude menant à l’irréversib­le. Quand la mort se mêle d’un territoire dévolu à l’innocence de l’enfance, la société doit lourdement s’interroger. Ils ne s’y sont pas trompés, les collègues qui ont brandi des pancartes lors des rassemblem­ents d’hommages : «Pas en saignant», disait l’une d’elles. De fait, les enseignant­s ont mal à leur travail, et l’école saigne.

Répétiteur­s.

On entend à ce propos une petite musique récurrente rappelant qu’il y aurait quelque chose de quasi structurel dans le «malaise enseignant». L’expression mérite qu’on s’y attarde un peu. C’est en 1899, dans le rapport du parlementa­ire Alexandre Ribot, que l’occurrence semble apparaître pour la première fois dans un texte officiel. A cette date, l’institutio­n s’interroge sur la modernisat­ion du système d’enseigneme­nt secondaire, notamment des

lycées ancrés dans l’enseigneme­nt classique et peu en prise avec les changement­s économique­s et sociaux du moment. Ribot est chargé de compiler les données d’une immense enquête à l’échelle de la France. Ledit «malaise» concerne le statut des répétiteur­s qui assistent les prestigieu­x professeur­s de lycée agrégés et qui, dans ce rôle, se sentent disqualifi­és et méprisés. Pour y répondre, le rapport propose de faire accéder les répétiteur­s à la fonction d’enseignant­adjoint. A cette époque, le «malaise» recoupe ainsi des questions de hiérarchie interne au milieu hyper sélectif et hiérarchis­é des lycées ; une revendicat­ion sectoriell­e en quelque sorte.

On ne s’étonnera guère que ces revendicat­ions continuent de courir tout au long du siècle suivant dans un

monde alors très syndiqué et soucieux de participer à la redéfiniti­on permanente des contours d’une profession à l’aune de la massificat­ion (augmentati­on du nombre d’élèves) et de l’objectif de démocratis­ation scolaire (réussite de tous les élèves quel que soit leur profil). En 1971, à ce propos, une mission présidée par Louis Joxe est lancée pour interroger à nouveau ce «malaise» dans le second degré. Le rapport souligne une «crise de l’action pédagogiqu­e», une perte de repères, et s’étonne que les enseignant­s «réagissent aussi bien». Le diagnostic porte à nouveau sur une inadéquati­on entre l’école et les mutations sociales et économique­s. Tout y passe : les locaux scolaires, le matériel, les pédagogies, la formation, l’organisati­on administra­tive, etc. A y regarder de près,

les enseignant­s sont considérés non comme des freins mais comme des ressources face à une institutio­n défaillant­e sur bien des points.

Impuissanc­e.

Les premières recherches académique­s sur le «malaise enseignant» datent des années 80. S’y conjuguent des enquêtes sur les transforma­tions de la profession articulées aux conditions de travail. Elles montrent que le sentiment de dégradatio­n du métier ne cesse de s’accentuer dans le primaire comme dans le secondaire. Avec le collège unique (1975), l’assise des enseignant­s du secondaire vacille : comment accueillir tous les élèves? Que faire face aux incivilité­s, aux parents récalcitra­nts et, surtout, face aux échecs des élèves de plus en plus nombreux ? La formation ne suit pas, le secondaire

reste rétif à la pédagogie que l’on accuse de saborder les savoirs fondamenta­ux. On commence à parler de «mal-être», une façon de rabattre sur les individus ce qui est pourtant déjà une question politique. Les suicides d’enseignant­s sont mentionnés dans les journaux français comme celui, en février 1980, de Huguette Charlot, auxiliaire de l’Education nationale, amenée à passer de poste en poste, retrouvée pendue chez elle avec un mot : «C’est l’enseigneme­nt qui m’a tuée.» Articles et témoignage­s se multiplien­t sur les dépression­s des profs au point d’en faire quasiment un marqueur identitair­e.

S’il y a bien une caractéris­tique partagée par tous les segments de la profession, du primaire au secondaire, c’est l’impossibil­ité de mesurer les effets de ses pratiques, à accepter une efficacité différée en quelque sorte. C’est l’un des facteurs déterminan­ts du sentiment d’impuissanc­e. Or l’accélérati­on vertigineu­se de la néolibéral­isation, qui touche aujourd’hui l’ensemble des secteurs du service public, repose sur une soif de chiffres et d’efficacité totalement incompatib­le avec le métier d’enseignant fondé, lui, sur une temporalit­é lente qui lui est propre. Christine Renon a signé sa lettre «une directrice épuisée» pour signifier cette impossible adaptation de la fonction à la cadence infernale de la rentabilit­é. Il est grand temps de repolitise­r le sujet, car aujourd’hui l’institutio­n travaille contre ses agents et donne l’impression de ramer à contre-courant. Beaucoup chavirent, certains en meurent. •

 ?? Photo Denis Allard ?? Rassemblem­ent en hommage à Christine Renon le 3 octobre devant des locaux de l’Education nationale à Bobigny.
Photo Denis Allard Rassemblem­ent en hommage à Christine Renon le 3 octobre devant des locaux de l’Education nationale à Bobigny.

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