Libération

Gens du voyage : l’heure des réparation­s

Sortie de l’oubli, la montre de Bitchika Gorgan, rescapé des camps, renvoie aux biens spoliés lors des arrestatio­ns des nomades pendant la Seconde Guerre mondiale, jamais rendus.

- Par Ilsen About Chargé de recherche au CNRS

Les fines aiguilles de cette montre de poche indiquent 3h56. Sur son dos, une fleur de lys est gravée sur le métal, entourée de trèfles porte-bonheur. Une toute petite médaille fixée à un anneau raconte les croyances populaires des catholique­s en France, à travers cette «médaille miraculeus­e» dont le modèle serait apparu à soeur Catherine de la charité en 1830. Cette montre raconte aussi l’histoire des Roms, Sintis et gens du voyage français persécutés durant la Seconde Guerre mondiale. Elle renvoie à tous ces biens saisis qui n’ont jamais été restitués à ceux que l’on appelait les Tsiganes. Elle porte sa part d’injustice. Cette montre ne fut jamais rendue à son propriétai­re, Bitchika Gorgan (1921-2004), et l’on suppose qu’elle aurait pu apaiser sa peine, lui qui raconta en ces termes son retour de déportatio­n au photograph­e Mathieu Pernot : «Quand je suis sorti, je faisais 30 kilos. Ils m’ont mis dans un hôpital à Paris. Je ne comprenais plus rien. Je ne me souvenais pas de ma famille. Je ne savais même plus mon nom. Alors, ils m’ont envoyé en Belgique, parce qu’ils croyaient que je venais de làbas. Et puis après j’ai fini par rentrer chez moi et par retrouver ma famille.» L’heure de cette montre nous indique le chemin qui reste à parcourir pour restaurer cette parole dans l’espace public, pour restaurer les fils rompus et réparer ce qui peut l’être encore. Remonter l’heure pour les gens du voyage d’aujourd’hui, cela peut vouloir dire aussi faire face à la brutalité des mots et des catégories qui frappent comme des armes, regarder dans les yeux une indifféren­ce collective qui continue de produire ses effets jusqu’à nos jours. Le 12 mai 1944, Bitchika Gorgan porte cette montre lorsqu’il est arrêté avec son père, Manoch, et plusieurs autres membres de sa famille, à Maurs (Cantal). Grâce aux recherches de Christine Eckel, Lise Foisneau et Valentin Merlin, on sait qu’il fait alors partie des groupes de maquisards et résistants raflés par la division Das Reich qui ratisse la région de Figeac, un mois avant le massacre d’Oradour-sur-Glane.

Barbelés.

Envoyé à Compiègne, il est déporté le 4 juin 1944 vers le camp de concentrat­ion de Neuengamme par un convoi de 2 062 hommes dont la moitié ne reviendra pas. A son arrivée, le 30 juin 1944, on lui retire tous ses effets personnels et il est immatricul­é comme Zigeuner (Tsigane) sous le numéro 33 326. Il survit plusieurs mois et est transporté d’un «kommando» de travail à un autre jusqu’à sa libération à Bergen Belsen. Son père meurt quelques jours avant la fin de la guerre et est l’une des victimes du massacre perpétré par des troupes SS en déroute, le 13 avril 1945 à Gardelegen, près de Hanovre. Lorsque Bitchika Gorgan revient en France, malgré sa déportatio­n en Allemagne et son état de santé, il est confronté aux mesures répressive­s toujours en vigueur contre les «nomades» : sa famille reste surveillée par la police et assignée à résidence, suivant un décret pris sous la Troisième République, le 6 avril 1940. Alors que la France libérée se projette déjà dans l’avenir, plusieurs camps d’internemen­t pour nomades demeurent ajnsi en activité jusqu’en mai 1946 et maintienne­nt des familles derrière les barbelés. Plus encore, la loi du 16 juillet 1912 Bitchika Gorgan, mort en 2004, n’a jamais récupéré sa montre. qui avait instauré le statut de nomades se maintient et impose un régime de contrainte au quotidien pour toute une catégorie de la population – elle n’est abrogée qu’en 1969 et remplacée par une autre loi

restrictiv­e sur les gens du voyage. Dans ces conditions, les victimes de l’internemen­t ou de la déportatio­n en raison de leur origine tsigane sont contrainte­s à la discrétion et au silence. La menace permanente d’une aggravatio­n de leurs conditions de vie plane en effet sur les survivants et leur famille. La société française, pétrie de tous les préjugés contre cette population, n’a jamais reconnu l’existence d’une discrimina­tion raciale spécifique. La montre de Bitchika a été conservée dans les archives du camp de Neuengamme jusqu’à la fin de la guerre et fut récupérée par le service

internatio­nal de recherches (SIR). Créé à la fin de la guerre pour permettre l’identifica­tion des personnes déplacées et le retour de tous les détenus, travailleu­rs forcés et réfugiés d’Europe, le SIR devint une source essentiell­e pour l’indemnisat­ion des victimes, mais son accès est resté longtemps réservé. En 2007, ces archives sont ouvertes à la recherche historique et un accès en ligne est possible depuis peu.

Persécutio­ns.

Sortie de l’oubli, cette montre semble sonner l’heure des réparation­s pour les gens du voyage, victimes des persécutio­ns durant la Seconde Guerre mondiale. Elle vient questionne­r une discrimina­tion au long cours qui a empêché les survivants de déportatio­n de faire valoir leurs droits. Elle signale que d’autres biens sont restés «vacants» : les biens spoliés lors des arrestatio­ns des nomades en France et les valeurs saisies dans les camps d’internemen­t, placés sur des comptes du Trésor public ou dans les coffres de la Banque de France. Ils ne furent jamais restitués et aucune indemnisat­ion ne fut jamais proposée. Le temps est peut-être venu de suivre le chemin qu’indique cette montre. •

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Photo Mathieu Pernot
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Photo BNF-Gallica
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