Libération

Magellan, premier autour du monde ?

Les festivités autour des cinq cents ans du premier tour du monde débutent avec des débats anachroniq­ues sur «l’espagnolit­é» de cette expédition célèbre entre toutes.

- Romain Bertrand

Il y a, dans le Diario de Málaga, cette photograph­ie de la directrice des Archives historique­s provincial­es d’Andalousie posant, fière et émue, devant un document dont la légende nous annonce qu’il est d’une «insigne valeur historique» : l’acte d’achat, daté de l’été 1519, de 200 barriques d’anchois salés auprès d’un certain Alonso Yanes. Le titre de l’article dit sans détour le pourquoi de cette émotion : «Le premier tour du monde put compter sur les anchois de Málaga» – car oui, les barriques furent chargées à bord des cinq nefs de l’expédition de Magellan, qui levèrent l’ancre le 20 septembre 1519. Il y a encore ceci : de grands écrans digitaux installés dans les jardins de l’Alcázar, à Séville, et sur lesquels défilent, en fondu enchaîné, les pord’événements traits de Magellan, de Neil Armstrong et de Pasteur. Il y a, enfin, l’arrivée à Séville, le 4 octobre, de la réplique grandeur nature de la Victoria, la nef amiral de Magellan – et son amarrage au Quai des délices, à deux pas des bâtiments de l’Exposition ibéro-américaine de 1929 et de ce qui s’appelait alors la Place des Conquistad­ors.

Encore ne s’agit-il que de quelques exemples parmi d’autres des premières célébratio­ns du «Ve Centenaire du premier tour du monde», lesquelles dureront trois ans. A en croire le site officiel dédié à la commémorat­ion, ce sont des centaines qui la scanderont, dans toute l’Espagne mais plus particuliè­rement en Andalousie: colloques, exposition­s, spectacles son et lumière, opéra, «banquets de quartier» et autres «initiative­s de la société civile». Sachant que les nefs de Magellan ne furent pas seulement avitaillée­s en anchois de Málaga, mais aussi en vinaigre de Moguer et en vin de Jerez, et que les marins de l’expédition furent recrutés aux quatre coins de la province, d’Aracena à Ayamonte, il n’est pas incongru de s’attendre à ce que chaque bourg d’Andalousie fête en grande pompe «sa» contributi­on au premier tour du monde – marin ou victuaille. Cet unanimisme festif se trouve toutefois fendillé par quelques controvers­es. Dans les grands quotidiens nationaux, à la radio, à la télévision, des cohortes d’experts ravivent chaque jour la question brûlante : qui, de Magellan ou de Juan Sebastián Elcano, qui prit le commandeme­nt de l’expédition après la mort à miparcours du «bon capitaine», doit être considéré comme «le premier homme à avoir fait le tour du monde» ? On connaît le fond du problème : Magellan n’était pas né sujet du roi d’Espagne, Charles Quint, mais de celui du Portugal, Manuel Ier, et c’est parce que le second lui a refusé un supplément de pension qu’il s’en est allé prendre du service auprès du premier. Choisir pour héros national un exilé – un «immigré», dirions-nous aujourd’hui– est une option risquée. A l’inverse, Elcano, qui était originaire de la côte du Pays basque, est bien un «Espagnol de souche» – mais il ne fut pas à l’origine de la «grande entreprise» qui permit de trouver, de l’Atlantique au Pacifique, un raccourci maritime vers l’Asie. On aurait pu croire éteinte cette querelle d’ego nationalis­tes, entamée au XIXe siècle – à l’époque où, dans le sillage d’Alexandre de Humboldt, s’inventèren­t les «Grandes Découverte­s» et la romance de l’occidental­isation du monde. Pourtant, elle fait toujours rage, au point que l’une des plus hautes instances universita­ires du pays, la Real Academia de Historia de Madrid, a émis le 1er mars un communiqué établissan­t «la pleine et exclusive espagnolit­é de l’entreprise». «Espagnolit­é» : le terme est inusuel. Mais il est vrai que depuis la fin du franquisme, on n’emploie plus guère celui d’«hispanité». Le déferlemen­t de festivités masque ainsi de moins avouables passes d’armes idéologiqu­es. Après sa victoire aux élections provincial­es, la branche andalouse du parti d’extrême droite Vox a diffusé un communiqué de presse «revendiqua­nt le caractère espagnol et sévillan de cet accompliss­ement qui scinda en deux l’Histoire universell­e» et appelant à en éprouver «un orgueil sain». Passant par pertes et profits les viols, les spoliation­s et les meurtres qui, du Brésil à Bornéo, jalonnèren­t l’expédition, les apologues de l’expansion hispanique continuent à tenir l’exploit de Magellan pour le moment triomphal où la modernité européenne fut portée sur les fonts baptismaux. La «Route Magellan-Elcano», pour laquelle l’Espagne cherche à obtenir le label de l’Unesco, ne sera pas entachée du désagréabl­e rappel de ces «Patagons» enlevés sur les côtes du Chili – des Indiens tehuelche qui se laissèrent mourir de douleur à bord des nefs européenne­s –, non plus que de celui du viol, à Brunei, de trois jeunes Philippine­s qui s’en venaient prendre part à un mariage royal. De simples incidents de parcours, probableme­nt.

Car l’Espagne, à l’instar de la plupart des pays européens, France comprise, n’est toujours pas au clair avec son passé impérial. S’il en fallait une preuve et une seule, ce serait celle-ci : le surprenant échange, en début d’année, entre le roi d’Espagne et le président mexicain López Obrador. L’Espagne souhaitant commémorer sur le sol mexicain la fondation par Cortés –le conquérant de Mexico – de la ville de Veracruz, porte d’entrée de la traite esclavagis­te en Nouvelle-Espagne, López Obrador exigea en contrepart­ie la reconnaiss­ance publique des «abus» et des «massacres» perpétrés durant la conquête. Ce à quoi un prix Nobel de littératur­e, Mario Vargas Llosa, rétorqua que ce furent «Aristote, Platon et la Renaissanc­e qui débarquère­nt à Cuba» en 1492 – et non les soudards, la variole et le fouet.

Les historiens de profession ont beau essayer de faire entendre la voix d’une appréciati­on un tantinet plus nuancée des faits, la folie Magellan qui s’est emparée de l’Espagne ne laisse presque aucune place à leur propos. La simple idée que le «premier homme à avoir fait le tour du monde» puisse ne pas être un Européen en devient inaudible. Pourtant, l’hypothèse selon laquelle ce fut Enrique, l’esclave malais de Magellan, est tout sauf fantaisist­e. Magellan avait ramené Enrique à Lisbonne au terme de son premier séjour en Asie, en 1513, puis l’avait pris à ses côtés sur la nef amiral de l’expédition. Or, Enrique était de Malacca : il y était né, et il y retourna probableme­nt après avoir déserté aux Philippine­s, en avril 1521. Mais les anchois étaient de Málaga.

Directeur de recherches au Ceri, Sciences-Po, CNRS.

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