Libération

La double peine des enfants français en Syrie

Rapatrier les fils et filles de jihadistes est une urgence humanitair­e. Mais sans doute plus encore une urgence morale et politique, tant se noue ici l’enjeu de ce que signifie «être français».

- Par Manon Pignot Maîtresse de conférence­s en histoire contempora­ine à l’université de Picardie-JulesVerne

Le 12 septembre, un couple d’éducateurs à la retraite a déposé plainte pour «omission de porter secours» contre le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant la Cour de justice de la République (CJR). C’est le dernier moyen qu’ont trouvé monsieur et madame Lopez pour obtenir que l’Etat s’intéresse enfin au sort de leurs quatre petitsenfa­nts, âgés de 9 ans à 5 mois, qui sont retenus avec leur mère jihadiste dans le camp de Roj, au Kurdistan syrien. Une dizaine de familles a fait de même et le Défenseur des droits Jacques Toubon leur a marqué son soutien en appelant le gouverneme­nt à faire cesser «les traitement­s inhumains et dégradants subis par les enfants français et leurs mères». Les ONG estiment que 4000 femmes et 8000 enfants, originaire­s de 30 à 40 pays, sont actuelleme­nt détenus dans les camps du nord-est de la Syrie. Certains Etats ont d’ores et déjà décidé de rapatrier leurs ressortiss­ants (Allemagne, Russie). D’autres, comme la Tunisie, refusent toute forme de retour. Pour l’heure, la France a choisi le cas par cas.

Si leur nombre exact est impossible à établir, on estime à quelques centaines tout au plus les enfants nés de parents français. Pourquoi, dès lors, tergiverse­r à les rapatrier? Tous les témoignage­s l’attestent: les conditions actuelles de détention sont épouvantab­les. Dans les camps surpeuplés, «une odeur de pourriture mêlée de sueur et d’excrément se dégage des corps crasseux», notait le reporter de la Croix en juillet dernier. Malnutriti­on, épidémies, absence de protection contre les intempérie­s, manque d’hygiène la plus élémentair­e… auxquels s’ajoutent les violences de tous ordres, porteuses de désarroi et de dommages psychiques lourds.

Il se trouve que, depuis 2014, plusieurs dizaines d’enfants ont déjà été rapatriées, heureuseme­nt pour eux dans la plus grande discrétion. La moitié avait moins de 4 ans. Juges, éducateurs et soignants déploient une énergie remarquabl­e pour prendre ces enfants en charge, à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et au sein de l’unité de psychopath­ologie et de pédopsychi­atrie de l’hôpital Avicenne, en première ligne pour accueillir les rapatriés.

L’urgence humanitair­e est patente. Mais sans doute l’urgence morale et politique l’est-elle plus encore, tant se noue ici l’enjeu fondamenta­l de ce que signifie «être français». Ressortiss­ants français, ces enfants ont-ils à payer pour les crimes de leurs pères et mères? Sont-ils comptables des choix de leurs parents jihadistes et doivent-ils être déchus, de facto, de leurs droits fondamenta­ux ? Il faudrait ici faire une pause uchronique et imaginer quelle étrange société aurait vu le jour, après 1945, si les enfants de collaborat­eurs avaient été exclus de la communauté nationale pour les fautes de leurs pères. Tant d’hommes et de femmes brillant·e·s dont nous aurions été privés, de la chanteuse Anne Sylvestre à l’historien JeanPierre Azéma, des écrivains Michel Séonnet et Dominique Jamet à l’académicie­nne Hélène Carrère d’Encausse… Sans compter tous les autres, les anonymes qui, eux aussi, ont grandi avec le poids de la culpabilit­é et l’ont transmis, parfois, aux génération­s suivantes.

Car ne nous y trompons pas : faire revenir ces enfants ne leur garantit en rien une enfance sereine dans un climat apaisé. Ils seront, quoi qu’il arrive, en but à la méfiance, à la médisance et sans doute aussi à la violence de certains de leurs compatriot­es qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez revanchard. Il leur faudra sûrement se justifier et, plus sûrement encore, porter le poids d’une culpabilit­é qui n’est pas la leur. Raison de plus pour que la République et ses institutio­ns soient exemplaire­s : protéger les plus fragiles de ses concitoyen­s, telle est l’une des missions fondatrice­s de notre régime, celui que l’historienn­e du droit Annie Stora-Lamarre a justement désigné comme «la République des faibles». Magistrats, médecins, éducateurs : personne ne pense que ces retours seront faciles. Beaucoup, cependant, estiment que la prise en charge s’impose et qu’elle peut porter ses fruits. Placés ou nés malgré eux dans l’oeil du cyclone jihadiste, ces quelques dizaines de petits Français sont en droit d’attendre que la République leur vienne en aide, avec tous les moyens dont elle dispose.

Une dernière chose, enfin. Le 20 novembre 1989, l’ONU ratifiait la Convention internatio­nale des droits de l’enfant. La France fut parmi les premiers signataire­s, s’engageant à «respecter les droits énoncés […] et à les garantir à tout enfant relevant de sa juridictio­n, sans distinctio­n aucune, indépendam­ment de toute considérat­ion de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique de l’enfant ou de ses parents» (article 2).

A la veille de commémorer les 30 ans de cette convention, à l’heure – aussi – où le remugle du fascisme nous remonte tranquille­ment mais sûrement aux narines, il faut nous interroger vraiment : nos principes ne sont-ils que du chiffon ? •

Les ONG estiment que 4 000 femmes et 8 000 enfants, originaire­s de 30 à 40 pays, sont détenus dans les camps du nord-est de la Syrie. […]. Pour l’heure, la France a choisi le cas par cas.

Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzill­e et Johann Chapoutot.

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