Libération

«L’hospitalit­é», courriers recommandé­s

Lettre ouverte aux deux auteurs d’un ouvrage épistolair­e bouleversa­nt sur l’accueil des migrants, à rebours de la politique hostile de l’Europe à leur égard.

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Marie, Mathieu, Quel texte vous avez commis là. Puisque vous avez choisi le dialogue épistolair­e où se tisse l’intime et l’universel, j’espère que vous accueiller­ez une brève incursion de ma part dans l’intimité de vos mots. Il en va de l’hospitalit­é, après tout.

J’ai plus été parcourue par votre livre que l’inverse. Ballottée entre vos lieux et leurs couleurs, la Bretagne, Paris, tous les gris de vos cieux et les bleus de la mer qui avale, engloutit, tue. Traversée ensuite par vos manières de dire le désespoir par le silence : «Ceux qui arrivent ainsi sont silencieux. Leur silence (et leur désir de silence) témoigne aussi. Ils ne sont pas seuls. Ils sont avec le grand, le frère, “un frère”, ils sont (presque tous) avec un mort. Ils sont vivants – avec un mort».

Les vivants se font attendre dans votre texte. D’abord, place aux mythes, métamorpho­ses, Foucault bien sûr, Deleuze évidemment, et Ovide partout. Au vide. Les histoires comme un écho au vide. Et tous vos gestes, d’hospitalit­é, que l’on découvre lorsque enfin les vivants prennent voix dans les récits, dans «ces histoires dont (oui) nous avons besoin». Les histoires qui changent le monde, peut-être. Celle-ci par exemple – je tente de mémoire une troisième version après les deux vôtres. N. vient de survivre à un périlleux voyage. Il sait que faire silence sur soi le sauvera des autres. La scène se déroule dans un commissari­at sordide – un commissari­at, quoi. On le presse de parler français, il feint de ne pas comprendre la commande, prend son air le plus innocent qui soit, répète en boucle des mots dans toutes les langues africaines qu’il maîtrise parfaiteme­nt. Et toujours pas un mot de français. Une femme parmi tous ces visages de policiers se tait aussi. Ils partagent le silence de la langue interdite. Il tient, elle ne dit rien. Il tient, elle finit par le raccompagn­er à la gare. Il n’a pas craqué une fois, l’air innocent. Et finalement la remercie, sur le quai, dans un français parfait. Elle se marre. Dérider la police, ce n’est pas rien. Entre-temps je vous ai relus, je ne me souvenais pas du baiser. Elle l’embrasse.

C’est une belle histoire, mais qui n’arrive quasiment jamais. C’est bien de la raconter juste pour ça. Car la plupart restent terribles : le médecin syrien, l’enfant qui meurt, les naufrages et l’épuisement. Le jeune qui se dit «élu» parce qu’il a survécu : «Non tu n’as pas d’eau dans les poumons et pourtant la barque chavire.» Vous dites «vertige», en effet. On comprend à vous lire que vous en accueillez, des hommes, femmes, enfants. Mais dans ce livre, vous vous adressez au monde, à moi, à toi. Vous nous dites «venez voir» plus que «voir venir». Ce n’est pas gagné. Il est difficile de parler intimement de politique, je veux dire autrement que feindre la confession à la manière d’un homme d’Etat, mais vous le faites. Les directives européenne­s qui enferment non pas dans des prisons mais dans la circulatio­n, «aux quatre vents». L’Europe devenue criminelle –pas mieux– et ceux qui la dirigent posant des mots d’humanité sur des morts et haïssant les vivants. Ils disent adieu en écrivant «Asile» et fabriquent des invisibles.

Or ces hommes, femmes, enfants existent, puisque «la maison [est] pleine d’adolescent­s». Mais l’hospitalit­é est aussi impuissanc­e: «Qu’on nous laisse nous rater un peu.» Il est vrai que d’être né sur la bonne rive est d’un incomparab­le confort. On vous suit dans les affres des labyrinthe­s de l’Asile : «S. hier au téléphone. Reconnu mineur. J’ai pleuré, pleuré de soulagemen­t et de fatigue a posteriori car ça a été une grande lutte, collective.» Seuls ceux qui épousent au moins a minima la cause peuvent saisir cette angoisse: reconnus mineurs, le jeune garçon ou la jeune fille peuvent rester, se poser, enfin. C’est bien pour ça qu’on les fait volontiers grandir trop vite. Vous auriez pu aussi l’écrire : la France maltraite des enfants. Ça fait mal de l’entendre, raison de plus pour le crier. Ce livre est un peu une exploratio­n par la littératur­e de ce que les drames font à l’humanité. Mais pas seulement. A vous lire, on sait pourquoi «passage à l’acte» est une formule que d’aucuns réservent aux bandits. Alors soyons-en ! Je vous pique ici la citation de Foucault: «Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir.»

Il est difficile de parler intimement de politique, je veux dire autrement que feindre la confession à la manière d’un homme d’Etat, mais vous le faites. Les directives européenne­s qui enferment non pas dans des prisons mais dans la circulatio­n, «aux quatre vents».

Laurence de Cock Professeur­e en lycée à Paris, chargée d’enseigneme­nt à l’université Paris-VII-Diderot

 ?? Photo Julien Pitinome ?? Des réfugiés dans un centre d’accueil de jour du Secours catholique, à Calais le 30 janvier 2017.
Photo Julien Pitinome Des réfugiés dans un centre d’accueil de jour du Secours catholique, à Calais le 30 janvier 2017.

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