Libération

Ici, l’onde

Emmanuel Laurentin Pendant vingt ans, l’animateur de radio a été un passeur cultivé et curieux de l’historiogr­aphie, adoré par les chercheurs.

- Par Patrick Boucheron Professeur au collège de France Martin Colombet

a en deviendrai­t presque gênant, ces fleurs et couronnes: à Emmanuel Laurentin l’histoire reconnaiss­ante. Lorsqu’ils apprirent la fin de son émission la Fabrique de l’histoire après vingt ans de bons et loyaux services sur France Culture, les historiens furent inconsolab­les, comme si on leur arrachait leur doudou. Le doudou en question – «un énorme bon gars», tranche son amie Catherine Portevin – n’a pas détesté entendre ces éloges funèbres de son vivant : «Je ne voulais pas voir les preuves d’amour, je ne voulais pas comprendre l’importance que cette émission avait parmi les historiens.» Voilà bien une énigme: qu’est-ce qu’ils lui trouvent à ce Poitevin goguenard qu’on appelait à Radio France «le Sénateur» lorsqu’on le vit débarquer de l’école de journalism­e de Lille en 1990? Les mauvaises langues n’auraient-elles pas tort lorsqu’elles affirment que la Fabrique… s’adressait d’abord à la communauté des fabricants de l’histoire ? Nous avons mené l’enquête. D’où lui vient ce penchant coupable pour l’histoire ? Emmanuel Laurentin fut à l’école des chartes de son grand-père, «paysan aux mains blanches et franc buveur» qui annotait des actes médiévaux tout en exaltant la geste gaullienne, dans «une ambiance faite de “piques à loup”, de pistolet à silex et de vaisselle du XIXe siècle». L’histoire sera toujours pour lui ce bric-àbrac joyeux ; lecteur infatigabl­e, Emmanuel Laurentin cultive le goût de la surprise, traquant «le moment où le livre te prend». Mais l’emprise fut d’abord celle de la parole. La voix forte d’un professeur de khâgne déclamant, dans un bus en Grèce, le début de la Méditerran­ée de Fernand Braudel et un poème de Yannis Ritsos : «Et là c’est fini, je suis mort, je suis vendu à jamais au bleu de la Grèce, j’étais noué à ce pays.» L’une de ses passions, avec Bernanos, les discothèqu­es de province et le roman noir américain. «Un matin, tu te réveilles avec Dashiell Hammett, tu crois qu’un homme seul peut sauver la société et puis le soir tu te découvres chandlerie­n.»

Comment diable, avec tout cela, ne devient-on pas historien, s’interroge l’enquêteur scrupuleux ? L’enquêté se souvient : il a écrit un texte sur ce sujet dans un livre collectif ! Il fouille en bougonnant la bibliothèq­ue de son appartemen­t du quartier Montorguei­l à Paris à la recherche d’un mince volume qu’il brandit, enfin, victorieux. Le triomphe est pourtant de courte durée. Mais… mais… ça alors. Où est-il donc? Il a même disparu de la table des matières, quelle étrange sorcelleri­e, se demande l’ancien étudiant en histoire médiévale de l’université de Poitiers. Ah oui, il s’en souvient à présent : le texte est resté inachevé, et il a renoncé à l’envoyer. Laurentin est un homme de parole, qui croit aux moyens de son média. Voici pourquoi il est si fidèle aux livres des autres, et qu’il aime tant en parler. Car il est d’abord un amoureux fou de la radio, et de la puissance d’éducation populaire que porte le projet d’une radio publique. Lorsqu’il rejoint Culture Matin dont il assure la revue de presse de 1990 à 1996, il cherche d’abord à réactiver la recherche des formes. Que s’est-il passé pour que les journalist­es ne disent plus ce qu’ils voient et renoncent à aller chercher des sons dans la rue ? «Cette chute de la descriptio­n radiophoni­que est contempora­ine de la pulsion iconique», dit-il. C’est elle qui assure le morne monopole du talk-show sur toutes les antennes. Pourtant, certains sujets appellent le débat, d’autres le documentai­re, d’autres le feuilleton. Telle fut la Fabrique de l’histoire, sur le berceau duquel se penchèrent en 1999 les bonnes fées Michelle Perrot et Jacques Le Goff. L’heure était alors à penser les rapports entre histoire et mémoire, et lorsque l’émission devint quotidienn­e en 2004, c’étaient les usages politiques de l’histoire qui faisaient alors l’actualité historiogr­aphique. «Historiogr­aphie», voici lancé le mot hideux : accompagna­nt l’élargissem­ent de la discipline à de nouveaux territoire­s –histoire du genre, du monde ou de l’environnem­ent – la précédant parfois en promouvant de nouveaux objets en quête de leur légitimité universita­ire (de l’histoire du rock à celle des cultures pornograph­iques), Emmanuel Laurentin a-t-il fait, horreur, de l’histoire pour historiens ? C’est évidemment tout le contraire, puisqu’en faisant entrer le grand public dans les coulisses, on montre que l’histoire n’est pas définitive, qu’elle ne s’interroge sur ses propres procédures que pour répondre à des problèmes très pratiques. Par exemple celui qui se pose dès qu’il s’agit de fabriquer un documentai­re radiophoni­que avec la voix d’un historien, qui vise le vrai, et celle d’un témoin, qui cherche la fidélité. Comment faire pour que l’une ne domine pas l’autre ? Affaire de montage, dira-t-on. Soit, très exactement, d’historiogr­aphie. En avril 2014, Emmanuel Laurentin partit au Rwanda avec un groupe d’historienn­es et d’historiens décidés, vingt ans après le génocide des Tutsis, à faire de ce voyage une épreuve historiogr­aphique et une initiation. Il en fut durablemen­t ébranlé. Le philosophe Mathieu Potte-Bonneville se souvient de «la position bouleversé­e et apaisante d’Emmanuel», consolant chacun, les uns après les autres, et reconnaiss­ant dans la diversité des attitudes et des vulnérabil­ités le champ de force du conflit des interpréta­tions qu’il mettait, on ne se refait pas, en profondeur historiogr­aphique. Et tout cela en faisant de la radio, «comme on fait la cuisine quand on arrive dans un groupe, pour occuper un endroit».

«Il aime bien faire le bien», dit Jean Lebrun (monsieur Histoire sur France Inter), «le bien et le lien». Sans doute un vieux fond de catholicis­me social pour celui qui milita à la JAC et dont le plaisir est de se trouver à l’endroit où l’on rend les armes. «Mon grand truc, c’est de réconcilie­r.» S’il daignait porter quelques breloques à son habit de maréchal (on en parle de sa passion pour l’épopée napoléonie­nne ? Non, c’est gênant, on évite), c’est moins son 1,3 million de podcasts que ce groupe Facebook de 22 000 amis de la Fabrique… qui n’a jamais explosé. Emmanuel Laurentin ne se réveille plus à 4 heures du matin. Il anime désormais une émission du soir, le Temps du débat. Avec la même conviction: il y aura une vie après le clash, dès lors qu’on sait retrouver le terrain, celui des acteurs et des chercheurs. Et la même colère contre «ceux qui vont à l’opéra tous les soirs et ne daignent pas le transmettr­e au public». Il dit que la lecture des sciences humaines ne cesse de le bouleverse­r, de le surprendre, de le libérer, et il ne voit vraiment pas pourquoi il faudrait en priver ses contempora­ins. «La noblesse du passeur, c’est qu’on lui marche sur la tête pour passer», affirme la journalist­e Catherine Portevin. D’accord, mais ne vous fiez pas à son air bonhomme. Vous connaissez pas Raoul. • 1960 Naissance.

1999-2019 Animateur de la Fabrique de l’histoire.

(France Culture).

Depuis septembre 2019 Le Temps du débat (France Culture).

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