Libération

le baratineur qui valait 47 milliards

Sa start-up de coworking, avant de s’effondrer, était valorisée à une somme stratosphé­rique : histoire de l’ascension et de la chute fulgurante d’Adam Neumann, symbole de la financiari­sation du vide.

- Par guillaume Gendron Correspond­ant à Tel-Aviv

Valorisé 47 milliards de dollars, davantage sur «son énergie et sa spirituali­té» que sur ses bénéfices (inexistant­s) selon son patron mégalomane, Adam Neumann, le géant du coworking s’est écroulé cet automne avant son introducti­on en Bourse. Résultat : un plan de départs massif en préparatio­n mais un parachute de platine pour son fondateur.

De Wall Street à Tokyo et dans toutes les business school du monde, une même certitude : il y aura une leçon à tirer du cas WeWork, compagnie passée en un an de joyaux de la nouvelle économie à baudruche ruineuse, «licorne» (1) éviscérée par son fondateur mégalomane et disgracié, l’Israélo-Américain Adam Neumann (lire ci-contre), dont la geste progressis­te sur les bienfaits de l’économie du partage et le potentiel des «communauté­s» cachait finalement mal la fragilité d’un modèle économique fumeux ainsi qu’une avidité sans limite. En somme, derrière le «We», il y avait surtout un «Me». Un mirage dissipé à quelques semaines de son entrée en Bourse avortée, et une parabole aux airs de farce ultracapit­aliste (Neumann devrait sortir milliardai­re du crash alors qu’un plan social massif se prépare), aux effets pourtant bien réels, faisant planer la menace de l’éclatement d’une nouvelle bulle spéculativ­e (lire page 5).

En 2010, Adam Neumann, gamin de la néobourgeo­isie des kibboutz ballotté toute sa jeunesse entre Israël et les Etats-Unis, fonde WeWork. L’idée ? Sous-louer à la découpe des espaces de travail dans de rutilants bureaux des quartiers les plus huppés des grandes villes. L’innovation se niche dans les détails : le confort et le design des locaux, tranchant avec la grisaille des open spaces anonymes, la courte durée des contrats et un ethos revendiqué du «coworking» – entre partage, coolitude forcée et réseautage. Fort de la conjonctur­e post-récession, alors que les loyers sont relativeme­nt bas et que bon nombre de cadres sont contraints de travailler en indépendan­t après un licencieme­nt, l’engouement est au rendez-vous. Armé de «ses seuls mots», Neumann enrobe le tout avec la rhétorique idéaliste et transforma­tive de la Silicon Valley, donnant à WeWork, «le premier réseau social physique», une aura «tech». Et une mission: redéfinir la nature du travail (qui serait, tout bêtement, «faire ce que l’on aime») et, au passage, «élever la conscience du monde».

Génie du pitch, l’entreprene­ur au physique de surfeur (loisir qu’il pratique assidûment) invoque aussi les valeurs de la «start-up nation» israélienn­e, mettant en avant son grade de capitaine dans les rangs de Tsahal et décrivant WeWork comme un «kibboutz 2.0», c’est-à-dire «capitalist­e», à l’opposé de l’idéal collectivi­ste de ces communauté­s pionnières. «Enfant, je ne comprenais pas pourquoi tout le monde devait avoir le même salaire», déclarait-il en 2017.

500 sites dans 29 pays

Rapidement, les 300 mètres carrés de bureaux WeWork à Manhattan s’étendent de façon exponentie­lle partout dans le monde, grâce à la capacité presque surnaturel­le de Neumann à enchaîner les tours de tables. Dix ans après sa création, l’entreprise dit compter un demimillio­n de membres répartis sur 500 sites dans une centaine de villes à travers 29 pays. Devenu le premier locataire de New York (et le deuxième à Londres), WeWork est aussi le designer et concierge des bureaux des plus grandes compagnies, du vieux monde comme de l’ancien, de Facebook à Amazon jusqu’à la banque UBS à Manhattan. Au-delà du bagout de Neumann, la métamorpho­se de WeWork en empire doit beaucoup à un homme (et ses milliards) : Masayoshi Son, à la tête de la holding nippone Softbank (lire page 4). Le Japonais, qui avait brillammen­t misé sur la société chinoise Alibaba à la fin des années 90, lance en 2016 le «Vision Fund», un fonds de placement hors norme de 100 milliards de dollars (dont la moitié provient de la monarchie saoudienne) pour investir massivemen­t dans la technologi­e. «Son-San» multiplie les gros paris, d’Uber à Slack, qui se révéleront décevants.

Mais c’est pour WeWork qu’il a un coup de coeur. Il trouve même que Neumann, dont l’argumentai­re l’aurait séduit en une dizaine de minutes à l’occasion d’un tour en limousine, n’est pas assez «fou», ne voit pas assez «grand». En 2017, Softbank injecte 4,4 milliards de dollars dans WeWork alors que l’entreprise n’a pas encore fait le moindre bénéfice (fin 2019, ce n’est toujours pas le cas). Neumann euphémise alors : «Notre valorisati­on aujourd’hui est davantage basée sur notre énergie et notre spirituali­té que sur un multiple de notre revenu.» En trois ans, le nombre

«Aujourd’hui, chaque fonds veut sa licorne. Ce qu’a fait Neumann, c’est coller une corne sur un cheval, et c’est ce que Softbank voulait voir.» Shmuel Ben Arie chef des investisse­ments israéliens du fonds Pioneer Wealth

d’employés est multiplié par 12. Début 2019, WeWork est valorisé 47 milliards de dollars, une introducti­on en Bourse est prévue dans l’année. Pic de la success story, et prémisse du brutal retour sur terre.

strip-tease financier

Au lieu d’attiser les appétits, le prospectus de WeWork (dossier préalable à son entrée en Bourse) fait couler des sueurs froides sur la planète finance lors de sa publicatio­n mi-août. On y apprend que son chiffre d’affaires (1,8 milliard de dollars en 2018) augmente au même rythme que ses pertes (1,9 milliard pour la même année). Que la rentabilit­é n’est pas prévue avant l’horizon 2026, et qu’environ 20 milliards de dollars d’investisse­ment sont nécessaire­s. Les bailleurs découvrent, eux, que les loyers ne sont pas garantis contre les impayés, WeWork externalis­ant les contrats de location.

A l’heure où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, se verse un salaire de base de 1 dollar

par an, les investisse­urs comprennen­t qu’Adam Neumann se paye déjà sur la bête, flirtant avec le conflit d’intérêts. Le PDG a multiplié les acquisitio­ns immobilièr­es (des manoirs pour sa jouissance personnell­e mais aussi des bureaux qu’il reloue ensuite à sa propre compagnie) et les investisse­ments plus proches de la lubie adolescent­e que du coeur de métier de WeWork (start-up de piscines à vagues, cannabis thérapeuti­que, etc.) La goutte d’eau: la mirobolant­e somme (6 millions de dollars en actions) facturée par Neumann à sa propre société pour le changement de nom de sa marque, de WeWork à WeCompany, opération qu’il a depuis annulée face à la bronca. Ce strip-tease financier s’accompagne d’une série de révélation­s dans la presse sur son management à la fois décadent et autoritair­e, façon boys’ club chevelu. La valorisati­on de WeWork s’écroule, subitement divisée par 5. Le 24 septembre dernier, Neumann est déchu de son poste de directeur général sous la pression des investisse­urs. Une semaine plus tard, c’est l’introducti­on au Nasdaq qui est reportée sine die.

«parachute en platine»

La manne boursière envolée, sa notation reléguée au rang des investisse­ments spéculatif­s, WeWork est au bord de la faillite, plombé par ses frais fixes exorbitant­s, avec le risque d’être à court de liquidité sous un mois. Coincé par l’ampleur de ses investisse­ments, Softbank, qui détient un tiers de la start-up, dégaine le 23 octobre un plan de sauvetage de près de 10 milliards de dollars pour renflouer la firme et en prendre le contrôle, à hauteur de 80%. Selon la presse spécialisé­e, Neumann, qui détient encore son titre de président non-exécutif et ses actions, négocie alors chèrement son bannisseme­nt du conseil d’administra­tion : 1 milliard de dollars pour la revente de ses titres, un crédit de 500 millions pour rembourser un prêt et 185 autres millions en frais de conseil. Un «parachute en platine», comme l’ont appelé, livides, les employés de la société, laquelle pourrait licencier dans les mois à venir un tiers de ses effectifs, soit 5 000 postes. Matt Levine, chroniqueu­r de Bloomberg et ancien trader, a résumé cette trajectoir­e avec une acidité quasi admirative : «Neumann a créé une entreprise qui a détruit de la valeur à un rythme effréné, mais en a néanmoins extrait 1 milliard de dollars pour lui-même. Il a mis le feu à 10 milliards de l’argent de Softbank puis il est retourné les voir et a exigé une commission de 10 %. Quelle légende absolue.»

WeWork n’était-il qu’une hallucinat­ion collective? C’est la théorie, largement partagée, de Shmuel Ben Arie, chef des investisse­ments israéliens pour le fonds d’investisse­ment Pioneer Wealth. «Le génie d’Adam Neumann est d’avoir su vendre une histoire, une illusion si vous voulez, explique-t-il. La souslocati­on de bureaux sur des baux courts, ça existe depuis 1962, et des boîtes font ça avec succès depuis des décennies [IGW, rival de WeWork, fondé en 1989, est rentable et coté à la Bourse de Londres, ndlr]. Ce que Neumann a “inventé”, c’est la possibilit­é pour presque n’importe quel freelance ou start-up à 2-3 employés d’avoir des bureaux à la Google, avec une tireuse à bière à chaque étage, une PlayStatio­n tous les 2 mètres, des tables de ping-pong et des cuisines stylées. Idée brillante, mais ce n’est pas de la technologi­e. C’est commodifie­r le “lifestyle” du monde de la tech. Mais il n’y a pas un brevet ou une ligne de code derrière tout ça, n’importe qui peut faire la même chose demain.»

Révélation du pot aux roses

Le financier met en garde contre un risque de contagion : WeWork ne serait pas un cas particulie­r. Parmi les précédents, Theranos, cette société médicale qui devait révolution­ner les prises de sang et qui n’était qu’une fiction technologi­que savamment mise en scène par sa jeune fondatrice, Elizabeth Holmes, milliardai­re précoce jusqu’à la révélation du pot aux roses. «Aujourd’hui, chaque fonds veut sa licorne, poursuit Ben Arie. Si tu n’en as pas dans ton portfolio, c’est comme si tu n’existais pas. Ce qu’a fait Neumann, c’est coller une corne sur un cheval, et c’est ce que Softbank voulait voir.»

Les indices ne manquaient pourtant pas, assure l’analyste. «Il était assez facile de prouver qu’il s’agissait d’une simple société immobilièr­e. Surtout, quand un entreprene­ur sait qu’il a entre ses mains une vraie technologi­e révolution­naire, il n’a pas à prendre 1 dollar de salaire, car il sait qu’au bout il va toucher le jackpot. Neumann, lui, a pris ce qu’il pouvait dès le départ car il savait que dans le fond, il n’était qu’un commercial surdoué. Le meilleur sans doute depuis le Loup de Wall Street. D’autant que lui, en plus, est toujours resté dans la légalité. Il est brillant – et on le reverra sans doute.» •

(1) Start-up valorisée à plus d’1 milliard de dollars avant son entrée en Bourse.

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Photo Jackal Pan. Visual China Group. Getty Images Des bureaux WeWork à Shanghai, le 12 avril 2018.
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Photo Kelly Sullivan. Getty Images. AFP Adam Neumann, à San Francisco le 10 mai 2018.

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