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Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es

De la préhistoir­e à nos jours, quelle évolution a connu notre rapport à la nourriture ? Dans une exposition ambitieuse au Musée de l’homme à Paris, historiens, géologues, ethnologue­s et primatolog­ues font le tour de la question.

- Par KIM HULLOT-GUIOT

Quel est le point commun entre le repas d’un homme de Néandertal (appelons-le Norbert), il y a 250 000 ans, et ton déjeuner de dimanche dernier ? S’il y avait de l’os à moelle à ta table, il est fort probable que Norbert et toi ayez mangé la même chose. La différence réside dans la préparatio­n : Norbert ne l’a pas fait gratiner et accompagné de pain grillé, il l’a plus vraisembla­blement dégusté dans un bouillon gras (merci la découverte du feu –avant, les viandes étaient consommées crues, ce qui est moins commode). «Le gras était important pendant la préhistoir­e car les hommes avaient du mal à récupérer du glucose. Ils recherchai­ent donc du gras pour que leur foie le transforme» en énergie, explique Camille Daujeard, préhistori­enne. Si la chargée de recherches au CNRS peut affirmer avec certitude que Norbert et toi partagez ce goût pour l’os à moelle, c’est qu’elle a étudié des ossements fossilisés, plus particuliè­rement les stries laissées sur les os, cassés en morceaux, par les outils employés pour en extraire la moelle.

«Plein de méthodes»

Jusqu’au 1er juin, il est possible de jeter un oeil à ces os au musée de l’Homme (Paris XVIe) dans le cadre de l’exposition «Je mange donc je suis». «On l’a construite autour d’objets, qui font partie de la collection du Muséum d’histoire naturelle, et qui donnent notamment à voir l’évolution des outils liés à l’alimentati­on», explique le chercheur du CNRS Christophe Lavelle et commissair­e scientifiq­ue du projet (lire interview ci-contre). Une trentaine d’universita­ires – préhistori­en, primatolog­ue, archéozool­ogue, ethnologue, archéobota­niste, géologue… – ont apporté leur pierre à la constructi­on de cette ambitieuse exposition conçue en trois parties, de l’humain vers la planète en passant par la société. «Toutes les discipline­s ont quelque chose à raconter sur ce qu’on mange. Par exemple, en analysant des restes moléculair­es au microscope, on peut déterminer qui mangeait quel type de feuilles ou qui faisait cuire sa viande de telle manière», précise Christophe Lavelle.

«Il y a plein de méthodes pour approcher l’alimentati­on dans la préhistoir­e, complète Camille Daugeard, qui fait partie de l’équipe de conseiller­s scientifiq­ues. Il y a les dents et la micro-usure dentaire, les isotopes – des éléments qu’on a dans notre collagène et qui permettent de retracer notre place dans la chaîne alimentair­e et savoir ce qu’on mangeait–, la morphologi­e… Mais aussi le culturel : par exemple, les hommes du Paléolithi­que supérieur ont beaucoup mangé de rennes, mais ils ne les représenta­ient quasiment pas sur les parois. Il devait y avoir un tabou, mais c’est compliqué d’interpréte­r car on n’a pas d’écrit.» L’exposition est aussi l’occasion de se rendre compte à quel point les fondamenta­ux de l’alimentati­on, à travers le monde, sont communs. Qu’on se sustente d’une choucroute en Alsace, d’un attiéké en Côte-d’Ivoire, ou d’un kimchi en Corée, on est dans tous les cas face à un plat fermenté. Même si les saveurs diffèrent. «Aujourd’hui, les fermentati­ons sont prisées pour le plaisir, mais c’est un goût acquis et culturel. Par exemple, les Français, coutumiers du lait fermenté, sont dégoûtés par le poisson fermenté japonais», pointe le biologiste Marc-André Selosse dans le passionnan­t catalogue de l’exposition, Petit Dictionnai­re curieux de l’alimentati­on (1).

Purement scientifiq­ue

L’intérêt du projet réside dans son positionne­ment purement scientifiq­ue, plutôt qu’éthique, philosophi­que ou même gastronomi­que. De quelle façon se forme le goût ? Comment notre regard a-t-il évolué sur certains aliments, comme le cheval ou le lapin ? Quel est l’impact environnem­ental de notre consommati­on de tomates, selon qu’on les achète localement, de saison, bio ou non ? (on ne «divulgache­ra» rien en affirmant que plus c’est de saison et l ocal, mieux c’est pour notre empreinte carbone). A quoi servait l’art culinaire en matière diplomatiq­ue ? (spoiler : à impression­ner). A quoi ressemblen­t les outils utilisés pour gaver les femmes dans les sociétés où beauté et rondeur vont de pair ? Quels aliments sont considérés comme aphrodisia­ques ? C’est quoi, la «nouvelle cuisine»? A quoi ressemblai­t un paquet de pâtes au début du XXe siècle en France ? (spoiler, bis : le mot «gluten» pouvait y être inscrit en gros, comme une preuve de son intérêt nutritionn­el). Quel est le bilan de l’usage des organismes génétiquem­ent modifiés (OGM) dans le monde ? (spoiler, ter : mitigé). Finira-t-on par gober des

pilules au lieu de prendre le temps de déguster de vrais aliments? Puisque ni nous ni Norbert ne sommes tenus à la neutralité scientifiq­ue, on se permettra de répondre : espérons que non. •

(1) Ed. Muséum national d’histoire naturelle, 216 pp., 25 euros.

Je mange donc je suis

jusqu’au 1er juin au Musée de l’homme, 17, place du Trocadéro, 75016 Paris. museedelho­mme.fr

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Photo Aurélien Mole Courtesy Galerie GP & N. Vallois. VU Une fontaine à chocolat.
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