Prague 1989, première étape de l’exil à l’Ouest
A l’été 1989, des milliers d’Allemands de l’Est fuyant la RDA trouvent refuge à l’ambassade ouest-allemande de Tchécoslovaquie. Un épisode perçu aujourd’hui comme un signe précurseur de l’effondrement du bloc soviétique qui adviendra quelques semaines plu
Des centaines de personnes dorment à même le sol, entassées sur des marches de pierre froide de 50 cm de large. Les immenses tentes blanches de la Croix rouge tchécoslovaque, installées dans le jardin boueux de l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest, débordent. Une file d’attente de plusieurs heures transforme le simple fait d’aller aux toilettes en supplice. Le chaos qui règne, en cet été 1989, à l’intérieur de la mission diplomatique, au coeur de Prague, ne dissuade toutefois pas une foule d’exilés de tenter, à leur tour, d’y pénétrer. Dans un flux ininterrompu, des silhouettes de femmes, d’hommes et souvent d’enfants escaladent les hautes grilles d’enceinte. Et dans la rue Vlasská, piétinant les pavés jour et nuit, des milliers d’Allemands de l’Est, jeans taille haute, la moustache drue et les baskets défoncées, patientent. Et s’accrochent, toujours plus nombreux, à leurs valises comme à l’espoir de franchir enfin la frontière scindant leur pays entre Orient autocratique et communiste et Occident démocratique et capitaliste. Aujourd’hui, debout sous les hautes voûtes fastueuses du palais Lobkowicz, où s’est installée l’ambassade d’Allemagne à Prague en 1974, difficile d’imaginer que le parquet de ces immenses salles aux proportions indécentes qui ont accueilli des concerts de Beethoven a, il y a à peine trente ans, grincé sous les pas de milliers de réfugiés fuyant la République démocratique allemande (RDA). Cette crise de l’été 89, oubliée de la grande histoire, constitue pourtant l’un des multiples dominos dont la chute successive aboutit à l’effondrement du bloc soviétique et au déchirement du rideau de fer.
«Les diplomates allemands prenaient soin des réfugiés, les laissaient dormir, leur donnaient de l’eau, de la nourriture», relate Vilém Precan, appuyé sur sa canne rayée de rouge et blanc. Marchant avec précaution sur les pavés de la rue Vlasská, l’historien tchèque, 86 ans, est un des meilleurs connaisseurs de la «révolution de velours». Lui-même n’était plus à Prague à l’été 1989. Il avait dû fuir en RFA treize ans plus tôt pour éviter des poursuites du régime communiste. Son crime : avoir publié un recueil historique sur le printemps de Prague de 1968 et l’invasion du pays par les troupes du Pacte de Varsovie pour mettre fin à ses velléités démocratiques. «A la fin des années 80, la Tchécoslova
quie et la RDA étaient des alliées très proches et maintenaient une ligne dure, en décalage avec la doctrine de pérestroïka et de glasnost de Gorbatchev, détaille l’historien. La Pologne et la Hongrie avaient, elles, installé de nouveaux gouvernements plus ouverts.»
Balcon
A Prague, les milliers d’Allemands de l’Est agglutinés autour de l’ambassade, dans le quartier aux façades colorées de Malá Strana, attirent les curieux. Des dissidents tchèques se mêlent à la foule. «C’était un signe d’espoir, analyse Martin Wihoda, historien à l’université de Brno. Un signe que le régime communiste n’était pas omnipotent et qu’il commençait à s’effondrer
sous le poids de ses monstrueux mensonges.» Dans la rue, les forces de l’ordre préfèrent ne pas intervenir, afin de ne pas attirer davantage l’attention sur les événements. Mais en coulisses, les autorités commencent à faire pression sur leurs homologues est-allemands, leur demandant de mettre fin à l’exode qui menace de déstabiliser la Tchécoslovaquie. Contraints, ces derniers finissent par céder et concluent un accord avec la RFA pour le transfert des réfugiés de Prague de l’autre côté du rideau de fer.
Parce que l’histoire aime les discours lancés depuis un balcon, cet épisode de 1989 fut aussi marqué par une phrase prononcée par l’exchef de la diplomatie ouest-allemande Hans-Dietrich Genscher
depuis la galerie de l’ambassade, le 30 septembre : «Chers concitoyens, je suis venu ici pour vous annoncer que votre départ pour la République fédérale d’Allemagne est possible.»
Les derniers mots sont étouffés par la clameur de la foule. En contrebas, 4 000 personnes respirent dans un même souffle. La liberté. Certains fondent en larmes. D’autres accrochent symboliquement leur clé d’appartement sur un arbre (la photo trône aujourd’hui dans un couloir de l’ambassade). Des billets de banque, devenus inutiles, sont brûlés par esprit de révolte. Pour que l’euphorie ne se transforme pas en débordements, des bus sont dépêchés en quelques heures et transportent les réfugiés à la gare. Un train les y attend. Direction: Hof, en Bavière, de l’autre côté de la ligne de séparation.
Assis dans un large fauteuil en cuir beige au coeur du palais Lobkowicz, des lunettes rectangulaires sur des petits yeux perçants, Christoph Israng occupe le poste d’ambassadeur allemand en République tchèque depuis deux ans. En 1989, il était «encore à l’école» mais il connaît par coeur l’histoire de cet été mémorable. «Quand ils sont partis le 1er octobre, les gens ont commencé à nettoyer l’ambassade, relate-t-il.
Mais les premiers de la seconde vague grimpaient déjà les grilles. Le lendemain, ils étaient à nouveau plusieurs milliers à occuper le bâtiment. Au maximum, ils furent 5 000 à vivre et dormir ici. A la fin, seuls les femmes et les enfants étaient autorisés.» La vague de départs du 1er octobre n’est que la première de trois successives qui ne cesseront qu’avec l’ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre. Au total, quelque 17 000 personnes ont ainsi réussi à passer à l’Ouest en faisant étape à l’ambassade de Prague. «Le plus dur, m’a expliqué l’ambassadeur de l’époque, décédé depuis, était de gérer le climat de tension
permanente car les réfugiés ne savaient pas s’ils seraient en mesure de passer en RFA, reprend le diplomate
allemand. Ils avaient déjà dû prendre une décision très difficile en laissant tout derrière eux. L’atmosphère dans l’ambassade était donc très pesante. Il y avait toujours le risque que des rumeurs circulent sur la présence d’espions de la Stasi et que des affrontements éclatent.»
«cauchemar»
De leur côté, les autorités est-allemandes multiplient les erreurs. Comme condition pour laisser sortir les exilés du pays, elles exigent que le train, après avoir quitté Prague, passe par Dresde, alors
en RDA. «Le régime voulait créer l’impression qu’il décidait lui-même d’expulser ses citoyens, raconte
Christoph Israng. Les forces de l’ordre ont confisqué les passeports dans le train. Pour les réfugiés, c’était un cauchemar. Ils avaient peur que ce soit un piège, alors des diplomates de RFA ont embarqué avec eux pour les rassurer.»
La campagne de communication se retourne contre la RDA. Alertés par
les médias du passage de ces trains, des habitants tentent de sauter dans les wagons en marche. «Ces images ont rendu encore plus flagrant aux yeux des citoyens d’Allemagne et de Tchécoslovaquie qu’un changement majeur se produisait, ajoute
l’ambassadeur. Cela ne fit que renforcer les manifestations d’opposition en RDA.»
A Prague, une semaine après l’ouverture du mur de Berlin, débute la révolution baptisée ensuite «de velours», en raison du peu de violence observée. De passage dans la ville le 23 novembre 1989, l’historien contemporain Timothy Garton Ash écrit : «La Pologne a eu besoin de dix ans, la Hongrie de dix mois, l’Allemagne de l’Est de dix semaines. Peut-être que ça ne prendra que dix jours en Tchécoslovaquie.»
Dix jours, c’est exactement ce qu’il faudra au Forum civique de Václav Havel pour devenir la principale force politique du pays. Soutenus par la rue, Havel et ses partisans réussissent à faire ployer le régime communiste qui, fin décembre, accepte de laisser le dissident tchèque devenir président de la République tchécoslovaque.
A la mi-novembre, pourtant, quasiment personne en Tchécoslovaquie n’aurait osé prédire qu’une grande partie de la société se mettrait en mouvement et placerait le pays dans le sillage de ses voisins. «Les sceptiques étaient bien plus nombreux que les optimistes, se rappelle l’historien Vilém Precan. Beaucoup pensaient que les Tchèques et les Slovaques ne bougeraient jamais, anesthésiés par la répression de 1968 et par les bonnes conditions économiques du pays.»
Le régime communiste a certes, au début, réagi avec la même violence que lors du printemps de Prague. Le 17 novembre 1989, quand 50 000 personnes défilent dans les rues de Prague pour la Journée des étudiants, en hommage à un jeune
victime de la persécution nazie, la police disperse les manifestants à coups de matraques. L’un d’eux mourra de ses blessures. C’est la répression de trop. Les jours suivants, plusieurs milliers d’habitants se réunissent chaque soir sur la place Venceslas pour écouter les figures du Forum civique. Cette fois, les matraques restent rangées. Assis au milieu de cartons remplis d’archives de l’époque, Vilém Precan l’assure : «Les dirigeants tchécoslovaques savaient que l’Union soviétique n’accepterait pas que du sang coule dans les rues de Prague, au moment où Gorbatchev préparait sa rencontre avec George Bush senior, à Yalta [qui aura lieu les 2 et 3 décembre 1989, ndlr]. Ils ont aussi été dépassés par l’ampleur de la mobilisation, dans toutes les villes du pays.»
Avec le recul historique, l’occupation de l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest de mi-août à début novembre apparaît clairement comme un des signes évidents de cette dynamique inarrêtable qui aboutit au délitement brutal du bloc communiste. Ce bloc qui, en 1989, comportait d’importantes nuances d’un pays à l’autre. Au contraire de leurs voisins, Tchèques et Slovaques n’ont pas eu à se battre pour manger et vivre décemment. Sur le pas de la porte de son bureau, Vilém Precan, en guise de conclusion, veut d’ailleurs écarter
toute confusion : «La fin du régime communiste dans le pays a été défendue, ici, par des gens qui mangeaient un bon repas avant les manifestations et allaient boire une bière au pub après. Si on cherche les motivations qui ont poussé des centaines de milliers de citoyens, armés seulement de clés, à affronter dans les rues et les parcs les forces de police communistes, il faut porter notre regard vers des raisons morales : ils étaient portés par un désir élémentaire de liberté. Comme une précondition à toute existence humaine.»