Sur les traces de la RDA avec Nicolas Offenstadt
Trente ans après la chute du mur de Berlin, l’historien Nicolas Offenstadt poursuit son exploration urbaine des lieux abandonnés de l’ancienne Allemagne de l’Est. Une démarche qui lui permet de relativiser le grand récit allemand valorisant l’avènement de la démocratie et de souligner la violence de la liquidation de l’économie socialiste dans les années 90.
Trois décennies après sa chute, les traces du Mur sont toujours là. Dans les vies parfois fracturées, dans les failles intimes et familiales, comme le raconte l’écrivain Ariel Kenig qui n’a jamais encore rencontré sa soeur, née en Pologne, de l’autre côté de la frontière EstOuest (lire pages 24-25). Mais aussi dans les lieux abandonnés et les friches que l’historien Nicolas Offenstadt a arpentés en vrai «urbexeur», en explorateur urbain. Dans son livre Urbex RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés
(Albin Michel, 2019), photos à l’appui, il rend compte de cette forme d’archéologie urbaine du passé récent. Devant ces images de lieux désertés, d’archives jonchant le sol, de livres maculés, de slogans politiques sur les murs, de journaux et d’affiches défraîchis, devant ces morceaux épars d’un quotidien disparu, on s’interroge : à la veille du 30e anniversaire de la chute du Mur, le 9 novembre 1989, l’urbex ne serait-elle pas une forme de contre-commémoration face aux célébrations officielles ? Nicolas Offenstadt revient sur la rapidité des événements, sur la façon dont a été menée et vécue cette réunification. Car comme il le souligne, la «démocratie heureuse» n’est pas totalement advenue et pour tenter de comprendre les scores de l’extrême droite en Allemagne de l’Est, il faut réexaminer cette période charnière, les années 90, en exhumant le vécu de ceux de l’Est dont les traces sont encore accessibles dans tous ces lieux laissés à l’abandon en ex-RDA. Qu’apprend-on de la chute du Mur et de ses conséquences dans les lieux abandonnés de l’ex-RDA que vous avez parcourus ?
Les murs des usines vides et les papiers abandonnés témoignent du tournant de 1989-1990. On y retrouve les traces de l’effervescence politique d’alors à l’Est, on y lit des tracts et des affiches où les ouvriers remettent en question le pouvoir, où de nouveaux groupes politiques se créent. On y trouve aussi les traces d’une recomposition après la fermeture ou la dissolution de toutes les institutions communistes, comme les syndicats, les maisons de la culture, etc. De nouveaux conseils d’entreprise se mettent en place, leurs activités et leurs nombreux sujets de discussions sont encore lisibles sur de vieux panneaux d’affichage. L’urbex est une façon de se décaler par rapport au grand récit allemand qui valorise une révolution sans violence, pacifique, qui aurait permis de retrouver le chemin de l’unité et de la démocratie et de faire tomber une dictature oppressive. Certes, il reste des tensions, mais selon ce grand récit, le progrès se poursuit vers une forme de normalisation et vers une «démocratie heureuse». S’intéresser à tous ces lieux en déréliction ne cadre pas exactement avec ce récit dominant, mais permet au contraire de poser des questions sur les liens entre passé et présent, entre l’espace et les sentiments. De faire témoigner aussi certains «perdants» de l’histoire à travers leurs lieux en friche et leurs objets abîmés. Car sans doute, face aux grands récits, les prises de parole de citoyens ordinaires de la RDA n’étaient pas toujours faciles.
Quelles nouvelles pistes de réflexion ces friches vous suggèrent-elles ?
Elles témoignent de tout ce qu’a été le processus de liquidation de l’économie socialiste dans les années 90. Elles parlent aussi de ce qui est valorisé en Allemagne et de ce qui ne l’est pas. Ce n’est donc pas une attention marginale, ni un hobby d’historien, et encore moins une recherche d’esthétique : ces vestiges permettent de donner corps à des questions qui sont très débattues. Ces traces sont bel et bien présentes, et elles sont très nombreuses. Bien sûr des lieux comme Leipzig et Dresde, et plus encore Berlin, ont des aspects très rénovés et dynamiques. Mais dans de nombreuses villes moyennes, certains quartiers ne sont que des villes fantômes et des dizaines d’immeubles sont abandonnés. Ces lieux délaissés m’intéressent aussi comme enjeu d’écriture de l’histoire : comment relier ce qui semble sans vie, presque hors du temps contemporain et l’histoire qui s’y est dé- lll
lll roulée? Comment raconter la ruine? Comment entremêler l’histoire de la RDA et l’histoire des abandons d’après ?
Cette désertification met en évidence un déficit démographique ?
En partie, mais pas seulement. De grandes industries ont été liquidées et les emplois ont disparu massivement. Ceux de l’Est qui le pouvaient allaient chercher du travail à l’Ouest. Des millions d’Allemands de l’Est sont partis devant les difficultés économiques des années 90. Pour certains, le choc de la réunification a été violent. Le solde migratoire s’est stabilisé mais le phénomène est récent, autour de 2012. Ces immeubles et bâtiments vides racontent donc aussi la rupture sociale et économique des années 90.
Lors de vos conférences et expositions autour de votre livre en Allemagne, quel accueil a eu la mise en lumière de cet «envers du décor historique», qu’on ne veut ni voir ni montrer ?
Très souvent, ces auditeurs «ordinaires», issus de l’Est, m’ont dit leur satisfaction – souvent attristée – que soient réfléchis publiquement par un historien français ces processus des années 90 et leurs résultats, qu’ils voient, pour certains, tous les jours en passant devant ces lieux abandonnés.
Il m’est arrivé d’observer aussi des réactions gênées. Pas sur les éléments matériels, indéniables, mais sur l’angle adopté. On me faisait remarquer que beaucoup de centres-villes étaient rénovés. Mais ma question est plutôt : Que fait-on de cette marge, de ces lieux délaissés ? Que représentent-ils aujourd’hui ? Qu’apportent-ils comme nouveaux regards? Bien sûr, la mise en avant de ces lieux peut aussi blesser et semble être un reproche pour les deux côtés, à l’Ouest comme à l’Est. Ceux de l’Ouest répondent qu’ils ont pourtant injecté des milliards de marks pour relever l’Est, et certains de l’Est ne veulent pas être vus de cette façon, ou en tout cas ne pas être réduits à cela. Mon travail ne s’oppose en rien à ces discours, il s’y entrecroise. Il y a un fait plus marqué encore depuis mon dernier ouvrage [le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, qui vient de paraître en poche chez Gallimard, ndlr] : aujourd’hui de jeunes Allemands de l’Est se réapproprient ces friches et lieux délaissés via des groupes Facebook et des pétitions, de façon très culturelle. Certains ont davantage le profil de hipsters que de vieux nostalgiques de la RDA. Ils se mobilisent pour sauver des cantines, des bâtiments industriels, de l’art public de l’époque.
Porter l’attention sur ces ruines industrielles, est-ce l’occasion pour les Allemands de l’Est de reconsidérer leur propre histoire ?
Certains avaient des anecdotes à me raconter qui n’avaient jamais intéressé personne. Beaucoup d’ouvriers ont vécu durement la fin de leur entreprise : ils étaient censés travailler dans des fleurons industriels non seulement d’Allemagne de l’Est mais de tout le bloc communiste et tout d’un coup cela ne valait plus rien. Comment pouvait-on, en quelques mois ou années, passer de 30 000 employés à 3 000, puis 30? Ces interrogations mêlées aux polémiques sur la Treuhand, l’institution chargée de privatiser et préparer à l’économie de marché les entreprises de RDA, ont pu finir aussi par alimenter un certain complotisme, voire un vote d’extrême droite. Des villes de l’Est ont vu des pans entiers de leurs activités économiques disparaître. Ces questions sont au coeur des débats sur ce passé. Le grand récit et les apports nouveaux de la liberté et de la consommation limitaient les remises en question. Les Allemands de l’Est se sont du coup souvent tenus en retrait. Mais la liquidation en masse des entreprises par la Treuhand fut brutale : plus de 3 000 combinats et entreprises ont été liquidés, c’est l’équivalent d’un gigantesque plan social à l’échelle d’un pays. Dans certaines régions, celles qui produisaient le textile, 92 % des emplois ont disparu ! L’Allemagne de l’Est a vécu en trois ou quatre ans ce qu’ont vécu en plusieurs décennies des régions industrielles, comme le Nord de la France ou la Lorraine. Pour ceux qui ont vécu cela, la ruine, la friche industrielle n’a rien d’esthétique, c’est la trace de leur histoire concrète et contemporaine.
Il y a aussi des soupçons sur les modalités de cette liquidation ?
Il y eut même des procès pour corruption, favoritisme… ces liquidations pouvaient aussi représenter l’élimination de concurrents par des entreprises de l’Ouest qui travaillaient sur le même secteur. Elles rachetaient pour mieux fermer les usines ensuite. D’autres procédures d’achat furent très douteuses et peu garanties. Bien sûr beaucoup de fermetures d’usines s’impo
saient selon une perspective libérale, elles n’étaient plus productives et parfois obsolètes et vétustes. Pour certains Allemands de l’Est, ce ne sont pas seulement des ruines, mais comme les preuves d’une destruction voulue par l’Ouest. Et ils sont heureux de pouvoir en parler, de pouvoir s’interroger à voix haute. C’est aussi une façon de réinterroger autrement cette période qu’en termes néolibéraux. On a infligé à ces territoires une thérapie de choc, on peut dire que l’ex-Allemagne de l’Est a été un laboratoire du néolibéralisme économique.
Qu’est devenue l’idée d’une «3e voie» entre communisme et néolibéralisme ?
Déjà à l’époque de la RDA, de nombreux militants et intellectuels avaient cherché un «socialisme à visage humain», beaucoup sans vouloir critiquer publiquement le régime ou le Parti. Il faut lire le dernier livre de l’historienne Sonia Combe, au titre très parlant : la Loyauté à tout prix. Les floués du «socialisme réel» (le Bord de l’eau, 2019). Elle y décrit comment de nombreux antifascistes souvent juifs, revenus en Allemagne de l’Est pour construire le «premier Etat allemand des ouvriers et des paysans», ont peu à peu déchanté, mais sans aller jusqu’à s’opposer vraiment. En 1989, des critiques du régime, eux, ont espéré transformer la RDA pour s’approcher d’un socialisme réel, on a qualifié cette position de «3e voie». Elle n’a pas su s’imposer dans les tourmentes de l’époque. On a longtemps cru qu’en délégitimant la RDA on fortifiait la démocratie, mais ce n’est pas si simple. Les formes d’ostalgie [nostalgie de l’Est] risquaient, aux yeux des élites de l’Ouest, de réveiller ou de stimuler des sentiments antidémocratiques, ou une forme de complaisance vis-àvis d’un régime non démocratique. Dans les regards jetés sur la RDA par les gens de l’Est euxmêmes, il y a souvent des bricolages, des ambivalences, on regrette la solidarité d’alors, la protection sociale, les soins et la culture gratuits ou à moindre coût, sans vouloir défendre le régime dans son ensemble, ni revenir au temps passé.
Quelles sont les traductions politiques de ces débats ?
C’est un enjeu immédiat. Des commissions d’enquête sont réclamées, et pas seulement par les militants de Die Linke. Une élue de Saxe, la ministre socialiste (SPD) à l’Intégration et à l’Egalité du Land de Saxe, Petra Köpping, demande une commission vérité et réconciliation, un retour complet sur ce que l’Est a vécu depuis 1990 et davantage de prises de parole des citoyens de l’Est. Ce modèle de justice transitionnelle ne concerne en général que des sociétés déchirées. La dernière dirigeante de la Treuhand, Birgit Breuel, une conservatrice CDU, pas particulièrement sentimentale ou nostalgique, a admis récemment que la Treuhand avait été «brutale».
Selon vous, est-ce une des raisons du succès de l’extrême droite ?
L’AfD a, comme Die Linke, demandé une commission d’enquête sur la Treuhand. Ils savent bien que cette question leur permet de toucher un électorat conséquent à l’Est. L’AfD a fait récemment un score élevé aux régionales en Thuringe, avec de surcroît un candidat de la branche identitaire. L’AfD joue la carte de l’Est, leurs slogans sont «Le soleil se lève à l’Est» ou «L’Est se lève». Le parti exploite ainsi un ressentiment antisystème. Un candidat d’extrême droite, à Görlitz en Saxe, fait même campagne en Trabant, un symbole évident de la RDA communiste.