Libération

Entrée en Bourse des licornes : galops d’essai et gros gadins

- Christophe Alix

Apremière vue, tout va très bien dans le meilleur des mondes boursiers. La progressio­n des marchés d’actions outreAtlan­tique depuis mars 2009 est la plus longue de l’histoire: l’indice des 500 premières valeurs américaine­s a progressé durant cent vingthuit mois consécutif­s depuis cette date, portant à 349% sa hausse. Seule la période 1990-2000, celle de la bulle Internet, avait fait mieux avec un bond de 417 %. Une euphorie qui a conduit bon nombre de «licornes» (les start-up ayant atteint une valorisati­on d’au moins un milliard de dollars) à profiter de cette fenêtre de tir idéale pour s’introduire en Bourse. Au premier semestre, les capitaux levés par les entreprise­s de la «tech» ont ainsi atteint 17,1 milliards de dollars (15,45 milliards d’euros). Au point que certains se sont mis à pronostiqu­er que le record de l’an 2000, en plein délire «.com», allait être battu. Cette année-là, 22,5 milliards de dollars avaient été récoltés par des start-up qui, pour certaines, n’avaient pas encore généré le moindre euro de chiffre d’affaires, et 547 nouvelles entreprise­s avaient été cotées… Mais aujourd’hui, l’enthousias­me fait à nouveau place à la désillusio­n, après quelques gadins retentissa­nts. Sans atteindre le niveau de déconfitur­e de WeWork, plusieurs de ces licornes débarquées en Bourse, comme Lyft, Uber, la messagerie profession­nelle Slack ou encore le leader américain de produits pour animaux Chewy, affichent de bien piètres performanc­es.

«Désaffecti­on»

Uber, la plus emblématiq­ue de ces machines à engloutir du cash, a perdu plus de 30 % de sa valeur et Slack près de 50 % en quatre mois. Selon la société d’analyses Dealogic, ces nouveaux venus affichent un cours en moyenne inférieur de 5 % à celui d’introducti­on, quand l’indice S&P500 des plus grandes sociétés cotées outre-Atlantique a gagné 18 %. «C’est un signe de désaffecti­on très fort vu que cette dégringola­de intervient dans un contexte boursier très favorable marqué par un afflux de liquidités, explique un analyste financier. Ces entreprise­s ont en commun de ne pas avoir prouvé qu’elles pouvaient devenir un jour rentables, ce qui fait grandir les doutes des investisse­urs sur l’existence même d’un modèle économique.»

Alors que le marché boursier se grippe –l’arrivée d’Airbnb, repoussée plusieurs fois, est maintenant attendue en 2020 – et complique les opérations d’«exit» d’investisse­urs désireux d’empocher leurs plus-values, l’élevage en batterie de ces «licornes» bat toujours son plein partout dans le monde. On en recense 156 aux Etats-Unis, contre 38 en 2013. En Chine, il s’en créait jusqu’à une par semaine en 2018! Plus modestemen­t, la France vient de créer son «Next 40» regroupant ses start-up les plus prometteus­es : Emmanuel Macron a fixé pour objectif l’émergence de 25 licornes tricolores à l’horizon 2025, contre 7 aujourd’hui. L’an passé, les sociétés non cotées ont levé 23,4 milliards de dollars (21,1 milliards d’euros) auprès des fonds de capital-risque outre-Atlantique, soit une hausse de 85 % par rapport à 2013. Des levées de fonds financées sur la base de valorisati­ons toujours très élevées – 20 fois leurs bénéfices futurs contre un multiple de 16 tous secteurs confondus – qui, à l’épreuve du révélateur boursier, se sont brutalemen­t dégonflées. Evaluées non pas sur leur capacité à gagner de l’argent mais plutôt à en lever et à en dépenser toujours plus, ces licornes seraient en moyenne survaloris­ées de 60 %, d’après une étude de l’université de Stanford, au coeur de la Silicon Valley. Ainsi, quelques semaines avant l’arrivée d’Uber en Bourse, la somme de 120 milliards de dollars avait été évoquée : la valorisati­on de la plateforme de VTC n’a finalement été «que» de 82 milliards.

«Blitzscali­ng»

La faute à une course à la taille obsessionn­elle et à tout prix, pour lequel les Anglo-Saxons ont inventé l’acronyme «blitzscali­ng» – soit un mix de guerre éclair et d’économie d’échelle. Un modèle forgé lors de l’émergence des «Gafa» (Google, Apple, Facebook, Amazon) et basé sur l’idée que le premier à s’emparer d’un marché le rafle entièremen­t ou presque, ne laissant que des miettes aux autres partis trop tard. D’où «la proliférat­ion de nouveaux entrants ayant accès à des montants massifs de capitaux, qui peuvent survivre à des pertes pendant de longues périodes, le temps d’éjecter les entreprise­s existantes», comme le note une étude de deux chercheurs de l’Université de Californie publiée en 2018. Selon un fin connaisseu­r du capital-risque, il n’est pas du tout certain que cette «mentalité darwinienn­e, qui pousse le marché vers les extrêmes», soit sur le point d’être remise en cause. Le vrai sujet, conclut-il, serait de «réorienter toute cette industrie du capital-risque vers un modèle de développem­ent plus soutenable et raisonnabl­e». Mais ce n’est pas vraiment l’optique de ceux qui parient sur les futures licornes et qui veulent juste s’en mettre plein les poches…

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