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Cambodge : retour à haut risque pour l’opposant Sam Rainsy

En exil depuis 2015, le cofondateu­r du Parti du salut national annonce revenir dans son pays samedi. Le pouvoir a mobilisé l’armée pour l’arrêter.

- Par Arnaud Vaulerin

Sam Rainsy, cofondateu­r du Parti du salut national du Cambodge, devant le Parlement européen, à Bruxelles, le 4 novembre.

Il n’a pas choisi la date au hasard. L’opposant en exil Sam Rainsy a décidé de revenir au Cambodge samedi, le jour de la fête de l’indépendan­ce du royaume. Et ce retour, s’il a lieu, tombera aussi le jour anniversai­re de la chute du mur de Berlin en 1989. Coup double symbolique pour Sam Rainsy, anquer, ministre des Finances contraint à l’exil en 2015 pour éviter l’incarcérat­ion et l’acharnemen­t judiciaire du régime du Premier ministre Hun Sen contre toute forme d’opposition.

«Lourd tribut».

A 70 ans, l’opposant historique au satrape Hun Sen – au pouvoir en 1985 –, se voit en recours pour «servir de déclic, de catalyseur d’un changement démocratiq­ue par une grande mobilisati­on populaire». Et dit «incarner les aspiration­s d’une grande partie de la population qui est désespérée», explique-t-il à Libération alors qu’il est de passage en Allemagne. «Je suis à Berlin en ce moment. La peur régnait jadis le long de ce mur où des combattant­s de la liberté ont été tués. Je suis prêt à donner l’exemple, à me sacrifier pour le Cambodge, à sacrifier ma liberté, peut-être même ma vie pour apporter la liberté au peuple cambodgien.»

Le cofondateu­r du Parti du salut national du Cambodge (CNRP), dissout par le pouvoir il y a deux ans, se défend de toute dramatisat­ion. «Je risque d’être arrêté, c’est la réalité. Le régime a déjà incarcéré des dizaines de militants», reprend Sam Rainsy. Pour dissuader toute velléité de mobilisati­on de l’opposition, le gouverneme­nt a multiplié les arrestatio­ns préventive­s d’au moins 48 membres de l’opposition cette année. Avant le retour claironné de Sam Rainsy, le Premier ministre a accéléré le rythme ces derniers jours. Avant de blocien avec l’aide de plusieurs pays de l’Asean (Thaïlande, Malaisie), le retour de figures de l’opposition, comme la vice-présidente du CNRP, Mu Sochua, déroutée vers l’Indonésie après avoir atterri à Bangkok. Rien n’indique que Sam Rainsy, censé atterrir à Bangkok, passera les mailles du filet sécuritair­e. Mercredi, le Premier ministre thaïlandai­s a fait savoir que son pays lui refuserait l’entrée. Les autorités cambodgien­nes ont également déployé des troupes à la frontière thaïlandai­se qui s’entraînent «à balles réelles», a mis en garde mardi le ministère de la Défense. «Je suis habitué à ce genre de menaces. On a payé un lourd tribut. Depuis que j’ai créé mon parti il y a vingt ans j’ai perdu 80 militants assassinés. J’ai frôlé la mort plusieurs fois», raconte Sam Rainsy.

En pleine guerre civile, le 30 mars 1997, il n’a eu la vie sauve que grâce au sacrifice de son garde du corps criblé par des éclats de grenade. «Malgré cela, il faut continuer et ne pas laisser les mains libres à Hun Sen, sinon c’est la souffrance assurée, qui frappe le peuple cambodgien et durera encore longtemps car Hun Sen entend se faire remplacer par son fils. Donc la même dictature va continuer.»

Après des législativ­es en 2013 qui avaient consacré une nette percée du CNRP de Sam Rainsy à l’Assemblée et fragilisé le pouvoir de Hun Sen, l’homme fort du Cambodge a serré la vis sur les libertés. Kem Sokha, le cofondateu­r du CNRP, a été arrêté et poursuivi pour trahison et espionnage. Puis le parti a été dissous. Le Parti du peuple cambodgien de Hun Sen n’a pas eu grand mal à rafler l’intégralit­é des sièges aux élections générales de 2018. Des parlementa­ires, des moines, des journalist­es, des militants des droits humains, de simples étudiants ont été pris pour cible par des nervis ou une justice aux ordres. Certains ne s’en sont pas relevés comme Kem Ley, un analyste politique tué de deux balles en 2016, après avoir diffusé le rapport de Global Witness sur la corruption généralisé­e et l’économie de prédation du clan Hun Sen.

«Désobéissa­nce».

«Il est temps de provoquer un changement pour enfin mettre sur les rails cette démocratie qui est prévue dans les accords de Paris [signés en 1991, ndlr]»,

ajoute Sam Rainsy. Il exhorte les Cambodgien­s à «s’unir pour déloger le traître Hun Sen». Et appelle les «soldats à ne pas obéir aux ordres du régime, à ne pas tirer sur la population. C’est un appel à la non-violence qui va de pair avec la désobéissa­nce civile».

Le gouverneme­nt Hun Sen prend les choses au sérieux. «Ce sont des propos graves»

dignes d’un «jusqu’au-boutiste d’extrême droite», juge l’ambassadeu­r du Cambodge en France, Chem Widhya, qui évoque les accusation­s de «lèse-majesté et de diffamatio­n» pesant sur le patron de l’opposition. «Il incite les gens à se révolter, à la violence, à un coup d’Etat. La justice est saisie. Il sera arrêté.» Sam Rainsy balaie les accusation­s: «C’est complèteme­nt ridicule. Avez-vous déjà vu un coup d’Etat sans armée, sans armes ? C’est Hun Sen qui fait un coup d’Etat permanent. La Constituti­on est violée tous les jours.»

L’opposant cambodgien et le Premier ministre n’ont jamais autant semblé aux antipodes qu’en ce moment. Fini la très bisounours «culture du dialogue» et les selfies communs en 2015. Pour l’instant, le roi, Norodom Sihamoni, reste à l’écart. «Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur ce que le roi peut faire. Il ne fait que ce que Hun Sen lui demande de faire», conclut Sam Rainsy. Trente ans après la chute du mur de Berlin, le Cambodge s’offre une nouvelle crise politique qui a des airs de guerre froide. •

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Photo V. Mayo. AP

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