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«Le trafic de médicament­s est plus juteux que les stups»

Décharges sauvages, «dieselgate», vente de produits dopants, commerce illicite d’espèces protégées… Jacques Diacono, à la tête du service spécialisé dans les affaires environnem­entales et sanitaires, nous explique comment il combat le crime organisé.

- Recueilli par Willy Le Devin et Christian Losson Photo Martin Colombet

Jacques Diacono est le chef de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnem­ent et à la santé publique (Oclaesp). Les décharges sauvages, les trafics d’espèces protégées, Lubrizol, le «dieselgate» ou le dopage font partie de ses dossiers.

Que pensez-vous du mouvement de bascule qui s’opère actuelleme­nt en faveur des enjeux environnem­entaux et sanitaires ? L’Oclaesp a été créé après le sommet de la Terre de Johannesbu­rg en 2002, au cours duquel Jacques Chirac avait prononcé ces mots célèbres : «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.» Fin 2002, alors que je servais à la Direction générale de la gendarmeri­e nationale, j’avais obtenu que cet office soit créé au sein de la gendarmeri­e, car elle est en charge de la sécurité de nos concitoyen­s sur 95% du territoire et avait déjà développé des initiative­s en matière d’environnem­ent. Dixsept ans plus tard, je suis heureux de constater que nos décideurs sont de plus en plus sensibles à la nécessité de lutter contre une criminalit­é environnem­entale qui prospère dans notre pays et en Europe. J’espère que le mouvement va s’amplifier, que les jeunes gendarmes, policiers ou magistrats, porteront plus haut la défense de cet enjeu, crucial, comme on le voit avec Lubrizol à Rouen ou le «dieselgate», mais aussi des trafics organisés de déchets ou d’espèces protégées.

Y a-t-il des équivalent­s de l’Oclaesp en Europe ?

Oui, en Europe du Sud essentiell­ement. En Espagne, on collabore étroitemen­t avec le Seprona, le Servicio de protección de la naturaleza créé en 1988, de la Guardia Civil, et en Italie, avec les Carabinier­s qui disposent d’un service très important de protection de la nature et des fôrets, surtout depuis la fusion du Corpo forestale dello Stato dans l’Arme des Carabinier­s. Les premiers sont très sensibles aux questions de changement climatique, de sécheresse, de stress environnem­ental, de trafics d’espèces protégées, les seconds se sont notamment illustrés avec la gestion des déchets liés à la Camorra. La Slovaquie, qui dispose d’un service de police spécialisé, joue aussi un rôle important en matière d’environnem­ent. C’est sous sa présidence de l’UE que des conclusion­s du Conseil appelant à une mobilisati­on d’Europol et des Etats membres ont été adoptées fin 2016. Cela a permis d’obtenir mi-2017 que la criminalit­é environnem­entale devienne l’une des dix priorités de l’Union. L’Oclaesp est le pilote de cette priorité pour le cycle politique 2018-21. Les Espagnols, Italiens et Slovaques sont nos codrivers.

Y a-t-il plus d’affaires ou enquête-t-on sur plus de crimes?

C’est un mouvement général. La réglementa­tion se durcit, l’opinion publique est plus exigente et les enquêteurs sont aussi plus sensibilis­és. Nous avons entre 90 et 100 dossiers en cours, moitié environnem­ent, moitié santé. Et on recrute des jeunes qui sont de plus en plus conscients de ces enjeux. Sur les seules décharges sauvages, les infraction­s s’élèvent à 10 000 en 2018, dont 10 % d’infraction­s délictuell­es. Une hausse de 10 % comparé à 2017. Sur le premier semestre 2019, on en est déjà à 6 000.

Que faire pour éviter la multiplica­tion des décharges sauvages ?

En rendant peut-être gratuit le dépôt et en augmentant sensibleme­nt les heures d’ouverture des déchetteri­es. En évacuant aussi le plus rapidement possible les déchets abandonnés afin de limiter le mimétisme. Il est plus facile de jeter dans la nature ses déchets lorsqu’un dépôt sauvage existe déjà. Mais tout cela a un coût pour les collectivi­tés. Les dépôts sauvages se multiplien­t du fait du coût du recyclage, de grands travaux ou de la fermeture de certains marchés, comme la Chine, à nos déchets. Par exemple, la France a pour ambition de recycler 80 % de ses déchets électroniq­ues, mais n’en est qu’à 50 %.

Que devient donc l’autre moitié?

Beaucoup sont abandonnés en France ou finissent dans d’autres régions, comme les Balkans. Tous les facteurs concourent à ce qu’il y ait plus d’affaires. L’enquête judiciaire trouve toute sa pertinence lorsque l’on est en présence d’une décharge sauvage gérée de fait par des individus ou des sociétés. Et les investigat­ions se concentren­t sur eux.

Des algues vertes à la lutte antidopage, du trafic de médicament­s à la lutte contre les espèces protégées, vos champs d’action sont très vastes…

Oui, mais j’ai réorganisé l’office il y a deux ans en désegmenta­nt les sujets. Car nous sommes confrontés à une double forme d’affaires. D’une part, des contentieu­x sur des domaines très techniques, très longs, comme Lubrizol, le Mediator, Lactalis, la Dépakine, le Levothyrox, où l’on agit sur le même mode que des enquêtes financière­s: accès aux sites, perquisiti­on, saisies de documents, disques durs, etc. que l’on exploite. Puis, on bâtit une stratégie d’audition : qui entend-on et dans quel ordre ? D’autre part, des contentieu­x liés au développem­ent d’une criminalit­é en bande organisée. C’est notamment le cas des trafics de médicament­s, d’espèces protégées ou de déchets. On peut alors s’appuyer sur les articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale qui nous donnent accès aux nouvelles techniques d’enquête et de renseignem­ent, identiques à celles utilisées pour lutter contre les trafics de stupéfiant­s ou dans des affaires de terrorisme (écoutes téléphoniq­ues, balisage de voiture, etc.). Les sanctions encourues ont également été alourdies.

La loi a donc évolué pour vous permettre de poursuivre ce genre d’activités ?

Oui, à deux reprises, en 2016 pour l’environnem­ent, puis en 2019 pour la santé publique, et toujours à l’initiative de l’Oclaesp. L’une des premières affaires où la qualificat­ion de «bande organisée» a été retenue remonte à deux ans. On avait alors épinglé quatre sociétés qui opéraient dans l’arrière-pays niçois, où elles multipliai­ent les dépôts sauvages de déchets issus de chantiers de constructi­on à Nice et Monaco. La criminalit­é organisée est particuliè­rement présente dans les trafics de médicament­s. On a ainsi démantelé en mai, avec nos collègues ukrainiens et polonais, une filière mafieuse qui, en marge de trafics de stupéfiant­s ou d’armes, avait monté un vaste trafic internatio­nal de subutex [substitut à l’héroïne, ndlr] utilisé à des fins psychotrop­es. Un réseau marseillai­s alimentait des trafiquant­s ukrainiens à raison de 7 000 à 10 000 cachets par mois

pour un bénéfice de plus de 10 millions d’euros à la revente en Ukraine. Les transactio­ns se déroulaien­t en région parisienne. Les médicament­s étaient glanés via des petites mains bénéfician­t de l’AME, ou avec la complicité de médecins pour un préjudice à la Sécurité sociale estimé à plus d’un million d’euros. Un cachet de subutex français coûte environ 2 euros sur notre sol, mais peut se revendre jusqu’à 400 euros dans une prison en Finlande.

Aussi cher, vraiment ?

Oui, un peu moins en Ukraine, où cela s’échange à 60 euros. Le trafic de médicament­s est plus juteux que les stups. Dix à vingt fois plus, selon Interpol. Et peu de forces de police spécialisé­es travaillen­t dessus. Le rapport entre le gain et les risques est très favorable. Car les peines sont beaucoup plus faibles qu’en matière de stupéfiant­s, même si cela a tendance à évoluer. Le tramadol, principal opiacé en France, fait aussi l’objet d’un trafic, et c’est désormais la première cause d’overdoses en France. Jusqu’à 800 morts, selon un rapport publié en février par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Aux Etats-Unis, la guerre aux opioïdes est la priorité de la Drug Enforcemen­t Administra­tion. Si la situation reste sous contrôle en France, c’est parce que ces médicament­s sont légaux. Pour autant, le tramadol, comme le Rivotril, un antiépilep­tique, sont de plus en plus utilisés pour leur effet «festif».

Il y a aussi les médicament­s utilisés à des fins dopantes. Un changement d’échelle, là aussi ?

Oui, et on assiste également, dans le même temps, à une prise de conscience. Là aussi, de vrais médicament­s, comme des anticancér­eux, de l’hormone de croissance, de l’EPO ou des médicament­s vétérinair­es pour développer la masse musculaire, sont détournés de leur usage premier. Mais on trouve aussi des médicament­s dont on ignore comment ils sont fabriqués, comme des stéroïdes anabolisan­ts. Il s’agit donc de médicament­s falsifiés, encore plus dangereux pour la santé.

Et le sport de haut niveau ?

La prise de produits dopants ne constitue pas une infraction pénale en France, contrairem­ent au trafic. Ce qui nous intéresse donc, ce n’est pas le sportif en lui-même, mais l’éventuel réseau autour de lui qui l’approvisio­nne et le conseille. Pour cela, l’enquête judiciaire classique est la plus appropriée, d’autant que la lutte antidopage reposant uniquement sur les contrôles a ses limites: 1% à 1,5% de cas positifs dans le monde, pour 1000 contrôles par jour. Des grandes fédération­s ont créé des départemen­ts d’enquête et d’investigat­ion avec lesquels nous travaillon­s.

Les bandes organisées figurentel­les aussi au coeur du trafic d’espèces protégées ?

Oui. Et des espèces endémiques sont touchées. L’espèce la plus trafiquée en France est la civelle, l’alevin

d’anguille, sur les côtes atlantique­s. L’exportatio­n des civelles hors UE est interdite depuis 2009, mais la contreband­e et le braconnage redoublent. On a ainsi pu interpelle­r, avec nos collègues espagnols et portugais, en mars, des mareyeurs qui exportaien­t plusieurs centaines de kilos de civelles vers le nord-ouest de l’Espagne, puis la Chine où le kilo se monnaye plusieurs milliers d’euros. On a aussi démantelé un vaste trafic européen d’oiseaux chanteurs, comme des chardonner­ets qui peuvent se vendre 300 euros pièce. Nouveau phénomène inquiétant, les trafics de bébés félins. Il s’agit d’animaux qui naissent en France sans être déclarés, et qui sont loués pour des selfies (50 euros) ou des séances photo (500 euros). Lucratifs, ils peuvent se vendre jusqu’à 15 000 euros. On ignore ce que ces bébés deviennent lorsqu’ils grandissen­t, mais il est évident que leurs «propriétai­res» ne peuvent pas les conserver longtemps en raison des dangers qu’ils représente­nt en grandissan­t. On ne peut pas exclure qu’ils puissent parfois finir par être tués, voire réduits en poudre pour être exportés en Asie. La République tchèque vient ainsi de démanteler un laboratoir­e clandestin et d’y retrouver la trace de 36 cadavres de tigres.

Avez-vous aussi de plus en plus recours à des indicateur­s pour faire avancer vos enquêtes ?

Le renseignem­ent, sous toutes ses formes, est un objectif majeur et nous enregistro­ns déjà des résultats. Dans nos domaines, il y a de plus en plus de lanceurs d’alerte. Je dispose par ailleurs au sein de l’office de conseiller­s des ministères de la Santé, de l’Environnem­ent et des Sports. Outre leur expertise technique, ils nous apportent leur réseau. On s’appuie enfin sur nos partenaire­s, comme l’Agence française pour la biodiversi­té créée en 2016, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, les douanes, qui sont cosaisies avec nous sur plusieurs dossiers, dont les civelles, la Brigade nationale des enquêtes vétérinair­es et phytosanit­aires ou le Service national des enquêtes de la DGCCRF, cosaisi avec nous sur l’affaire Lactalis ou le dieselgate. Nous recherchon­s systématiq­uement des cosaisines avec des unités de gendarmeri­e ou des services de police locaux, car nous ne sommes que 75 à l’Oclaesp. Nous nous appuyons sur un réseau de terrain fort de 400 enquêteurs de la gendarmeri­e, que l’Office a formés dans ses domaines de compétence. On développe actuelleme­nt un enseigneme­nt à distance pour, dans un premier temps, 60 gendarmes sélectionn­és pour suivre la formation spécifique environnem­ent et santé publique pour renforcer ce réseau de terrain. L’objectif est de généralise­r rapidement l’accès à cet outil à tous les gendarmes et, je l’espère, à tous les policiers, afin de diffuser le plus largement notre culture et nos savoir-faire. L’Ecole nationale de la magistratu­re semble très intéressée.

LIBÉ.FR «La France face à la recrudesce­nce du trafic d’espèces protégées», à lire sur notre site.

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Jacques Diacono, chef de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnem­ent et à la santé publique (Oclaesp), à Bagneux fin octobre.
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