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«Les compromis sont inévitable­s pour mieux manger»

Nutrition, écologie, culture… Christophe Lavelle, le commissair­e de l’exposition «Je mange donc je suis», souligne combien la nourriture convoque d’enjeux majeurs.

- K.H.-G.

Christophe Lavelle, biophysici­en, chercheur au Centre national de la recherche scientifiq­ue (CNRS) et formateur à l’Institut national du professora­t et de l’éducation, est le commissair­e scientifiq­ue de «Je mange donc je suis», dont il a voulu faire une occasion de dialogue plutôt qu’une prise de position dogmatique sur l’alimentati­on.

D’un point de vue scientifiq­ue, qu’est-ce que «bien manger» ?

L’alimentati­on idéale doit procurer du plaisir, être bonne pour la santé, pour l’environnem­ent, permettre aux agriculteu­rs de se nourrir, respecter le bien-être animal… C’est compliqué de tenir compte de tous ces facteurs de manière optimale. Le message important, c’est ça: on veut tous mieux manger, mais les compromis sont inévitable­s.

Nourriture et plaisir ontils toujours été liés ?

On ne peut pas analyser le plaisir de l’australopi­thèque en regardant ses dents, mais on peut faire le parallèle avec l’observatio­n des primates, qui ont un comporteme­nt proche de ce qu’on pouvait être il y a quelques millions d’années. On arrive à identifier la notion de plaisir : ils choisissen­t soigneusem­ent certaines baies, parce qu’elles sont plus sucrées, douces… Il y a à la fois un besoin de se nourrir dans un environnem­ent contraint mais l’aspect plaisir, qui entretient l’envie de s’alimenter, a toujours été là. Au niveau visuel, à partir du XVIIe siècle, l’art culinaire s’est développé : la nourriture servait à impression­ner le convive, dans les grandes cours notamment. Aujourd’hui, cela continue avec la tendance du foodporn [l’imagerie autour de l’alimentati­on qui abonde notamment sur les réseaux sociaux, ndlr], qui d’ailleurs met la pression sur les restaurate­urs. Dans les écoles de cuisine, il y a une demande de cours de design culinaire, de dressage.

Manger a-t-il toujours été un acte collectif ?

Il y a toujours eu une ritualisat­ion, dans la manière de récolter, de chasser, de mettre en commun et de préparer : le repas a continuell­ement été un moment de partage. Aujourd’hui, on est davantage dans une démarche individual­iste, portée par le fait que des industries fabriquent des plats pour nous, dont on va ouvrir la barquette devant son ordinateur. C’est assez récent, cette façon de manger seul. Vous ne portez aucun jugement sur les régimes alimentair­es…

Sur les enjeux actuels, la science doit dire ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, mais en tant que musée scientifiq­ue, on n’est pas là pour dire : «Voilà ce qu’il faut faire.» Ça, ça relève du débat public et de la politique. Quasiment tous les aliments permettent de dérouler une ficelle, nutritionn­elle, écologique ou culturelle. On a choisi d’aborder le sujet des OGM avec le soja, celui du bien-être animal avec le poulet, mais on aurait aussi bien pu prendre le porc ou le boeuf. Les enjeux autour de l’alimentati­on sont extrêmemen­t complexes et ce qu’on a voulu montrer, c’est qu’il y avait très peu de réponses tranchées.

Parmi les enjeux contempora­ins, vous n’abordez pas l’impact sur la santé de la consommati­on de viande. La science n’a pas de réponse ?

Elle n’a pas de réponse claire. Le consensus jusqu’à présent allait plutôt dans le sens d’une surconsomm­ation de viande qui serait cancérigèn­e, mais le débat a redémarré récemment après la sortie de six études concomitan­tes, qui revenaient là-dessus. Ensuite, on s’est interrogé sur de possibles conflits d’intérêts [des auteurs de ces études, ndlr], mais ça reste intéressan­t, car ça montre à quel point le sujet est fort pour les gens et comme la science balbutie encore. Il faut avoir une réflexion mesurée. On peut entrer dans des débats éthiques ou philosophi­ques, mais c’est autre chose : si je ne veux pas consommer d’animal, il ne faut pas dire que c’est pour des raisons de santé. Ce n’est pas absurde de penser que si j’ai un régime basé seulement sur la charcuteri­e, ça va me poser des problèmes de santé, mais ce que le public voudrait savoir, c’est : «Combien j’ai le droit de manger de tranches de saucisson par semaine ?» et cette question, il est impossible d’y répondre.

Mesurer l’impact des cultures ou des élevages sur l’environnem­ent est-il plus aisé ?

On est capable de le faire, mais c’est compliqué, car multifacto­riel. Quand on parle d’un système d’élevage, on doit prendre en compte la consommati­on d’eau, l’empreinte écologique, le tissu social et économique, le nombre de personnes que ça fait vivre, que ça alimente, tout ça est mis dans la balance. Il n’y a pas d’avis définitif sur ce sujet: oui, l’élevage intensif qui consiste à déforester l’Amazonie pour produire du soja qui va nourrir des bestiaux chez nous, on a compris que ce n’était pas bon. Mais l’autre extrême, la logique végane qui consiste à dire que l’élevage a de toute façon un mauvais impact car les vaches rejettent du méthane, etc., c’est faux aussi. Il y a des modes d’élevage dont l’empreinte écologique est positive, parce qu’ils permettent d’exploiter des ressources existantes qui ne le seraient pas autrement. Après, on peut entrer dans des débats éthiques ou philosophi­ques, mais cessons d’invoquer la science là où il n’y en a pas.

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