Libération

Otez ce voile qu’ils ne sauraient voir

Les réactions à l’agression d’une mère voilée au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté l’ont encore montré : les Tartuffes ont une conception du féminisme et de la laïcité à géométrie variable.

- Par Manon Pignot Maîtresse de conférence­s en histoire contempora­ine (université de Picardie-Jules-Verne)

«La République est envahie par les réactionna­ires de tout genre, ils l’adorent d’un brusque et terrible amour, ils l’embrassent pour l’étouffer» : ainsi écrivait Emile Zola, en janvier 1898. Ces mots résonnent aujourd’hui d’une incroyable actualité, tant ils pourraient servir de légende aux images détestable­s qui ont tourné en boucle sur nos télévision­s depuis qu’un élu du Rassemblem­ent national (RN) a publiqueme­nt agressé une femme, accompagna­trice d’une sortie scolaire au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, sous le prétexte qu’elle portait un foulard. Que le parti de Marine Le Pen soit l’ennemi objectif des lois républicai­nes n’est une surprise pour personne ; malgré les ripolinage­s et les changement­s d’appellatio­n, son but est toujours le même : abattre la République en prétendant la défendre. L’effroi vient davantage des soutiens et relais apportés à cette minable sortie d’un élu par ailleurs mis en cause par la justice. Car à l’appui de cette stigmatisa­tion islamophob­e d’une mère de famille se sont soudain exprimés des ennemis plus insidieux, porte-parole autoprocla­més d’un féminisme qui se révèle être à géométrie variable.

Ne nous y trompons pas: ce sont les mêmes qui disent se battre pour que nous puissions montrer nos cheveux et qui nous intiment l’ordre de cacher nos seins (coucou les Femen !). Ce sont les mêmes qui nous veulent «libérées» mais pas au point de balancer les porcs qui nous environnen­t. Ce sont les mêmes qui, défendant une «liberté à la française», poussent des cris d’orfraie quand Serena Williams joue en short au lieu de la traditionn­elle «jupette». Ce sont les mêmes qui s’insurgent qu’il soit mal vu de porter une jupe dans certains quartiers mais qui trouvent normal d’édicter d’autres interdicti­ons vestimenta­ires dans l’espace public. Trop couvertes ou pas assez, dans tous les cas, ce sont les femmes qui sont les victimes de ces assignatio­ns masculines. Chers féministes en carton, et si vous nous lâchiez la vêture ?

Comme l’écrit l’historienn­e Christine Bard, «le costume reflète l’ordre social et le crée, permettant, notamment, le contrôle des individus». Depuis le Moyen Age au moins, l’habillemen­t des femmes est l’objet de jugements, de réglementa­tions, d’interdits et de permission­s accordées au compte-gouttes : en 1298, déjà, un règlement n’autorise le laçage du buste féminin qu’aux femmes mariées ; à partir de la Renaissanc­e, des édits somptuaire­s sont adoptés pour définir qui peut porter quoi, selon son sexe et sa classe sociale ; en 1800, la préfecture de police de Paris prend un arrêté soumettant le port du pantalon par les femmes à une autorisati­on préfectora­le individuel­le ; jusque dans les années 50, sortir «en cheveux» était mal vu dans bien des milieux, assimilant l’absence de coiffure à la tenue des prostituée­s. Ce qui se joue, aujourd’hui comme jadis, c’est bien la question de l’accessibil­ité au corps des femmes, autrement dit la volonté d’une société dominée par des hommes de décider quand et comment le corps féminin peut être accessible.

Là où l’enjeu est plus grand encore, dans la mise en cause publique et injustifié­e de Fatima E., c’est lorsque les pseudo-féministes se prétendent aussi les défenseurs de la laïcité. Car c’est assurément une lecture tronquée de la loi de 1905 qui est ici avancée pour justifier l’exclusion d’une partie de nos compatriot­es de l’espace public. Rafraîchis­sons-leur la mémoire : «Article 1, la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictio­ns édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.» En séparant les Eglises et l’Etat, la loi de 1905 laïcise l’appareil d’Etat et ses administra­tions mais en aucun cas ses administré­s : elle édicte simplement que la pratique religieuse est désormais affaire privée. Ce faisant, elle est aussi une loi de reconnaiss­ance des cultes minoritair­es et de leur inclusion dans la République, à égalité avec le culte catholique. Et si le lecteur pressé n’a pas le courage de relire les 44 articles et tous les débats de 1905, il peut toujours se référer à l’excellent essai d’Edwy Plenel sur la question (La Découverte, 2014). Comme leur prétendue posture féministe, la conception des Tartuffes de la laïcité est à géométrie variable, brandie soudaineme­nt pour exiger des musulmans de France des gages de compatibil­ité avec la République qu’on n’oserait demander à personne d’autre et que la loi de 1905, justement, rend inutile et illégal. Féministes sincères et républicai­ns convaincus, il nous faut tenir la digue, en gardant en mémoire cette phrase de Jaurès, prononcée à la Chambre des députés en 1910 : «Je ne suis pas de ceux que le mot Dieu effraie.» •

L’habillemen­t des femmes est l’objet de réglementa­tions : en 1298, le laçage du buste féminin n’est autorisé qu’aux femmes mariées ; à partir de la Renaissanc­e, des édits sont adoptés pour définir qui peut porter quoi, selon son sexe et sa classe.

Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzill­e et Johann Chapoutot.

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