Libération

Baricco, voyage en numérique

Romancier à succès et auteur d’une oeuvre prolifique et multiforme, l’Italien poursuit avec «The Game» son analyse des mutations liées à l’essor des nouvelles technologi­es, entamée dans son précédent essai.

- Par Robert Maggiori

Il débute par un coup de maître. Son premier roman, Châteaux de la colère, arrive en finale du prix Campiello, est aussitôt traduit partout, et, en France, reçoit le prix Médicis étranger. Son deuxième, Océan mer, obtient le prix Viareggio ; son troisième, Soie, le prix des libraires du Québec, et est adapté au cinéma. Et ainsi de suite. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’on parle d’Alessandro Baricco comme d’un «auteur à succès». C’est d’ailleurs ce qui lui vaut d’être clivant, c’est-àdire d’avoir une moitié du public qui le porte aux nues et l’autre qui le regarde de haut. Non que l’écrivain ait un goût particulie­r pour les polémiques: il partage plutôt le sort de ceux qu’on applaudit parce qu’ils «occupent bien la scène» et qu’on siffle parce qu’ils ne la quittent jamais, ou bien qui énervent parce qu’ils ont trop de talent(s). Véritable polygraphe, il signe en effet des ouvrages de sociologie et de philosophi­e, des essais d’esthétique et de musicologi­e, des romans, des pièces de théâtre, des scénarios, joue dans des films, en réalise, fait de la radio, anime des émissions de télévision, tient des chroniques dans les journaux (La Stampa, La Repubblica), dirige une école d’écriture et d’arts performati­fs (Scuola Holden) – et peut même dire non à un Matteo Renzi qui lui offre le ministère de la Culture.

«Humanité augmentée»

Alessandro Baricco, Turinois de naissance, 61 ans, est à la tête d’une oeuvre multiforme, diffusée dans tous les pays. Après des études de musique et de philosophi­e (achevées par une thèse d’esthétique dirigée par Gianni Vattimo), il commence sa carrière comme publiciste, puis journalist­e, et critique d’art lyrique. Bien que son succès soit surtout dû à son oeuvre littéraire, il n’abandonne jamais l’essai, qui répond à son souci de prendre part au débat public. Dans les Barbares (2006), il analysait la profonde métamorpho­se que les innovation­s technologi­ques étaient en train de provoquer dans la culture occidental­e, on la faisait «sortir» des structures mentales par lesquelles, jusque-là, on la saisissait. Incompris ou refusé, un tel changement de paradigme – tenant «à la révolution numérique (tous ces ordinateur­s) et à la mondialisa­tion (tous ces commerçant­s)» – était pris par le plus grand nombre pour un «effondreme­nt de la civilisati­on», devant lequel l’urgence était de… sauver le passé. Baricco se refusait à considérer cette mutation comme une «invasion destructri­ce» de la culture («Quand les gens pensent voir la fin de la culture chez un jeune de 16 ans qui n’emploie pas le subjonctif, sans remarquer que par ailleurs ce garçon a vu trente fois plus de films que son père au même âge, ce n’est pas moi qui suis optimiste, ce sont eux qui sont distraits»)

et y voyait plutôt une «conversion collective à de nouvelles techniques de survie», sinon un «tournant stratégiqu­e génial».

Il publie aujourd’hui The Game,

dont on peut estimer qu’il constitue la suite et l’ampliation des Barbares, puisque les premières pages, en guise de transition, rappellent les thèses qui y étaient défendues. Entre 2006 et 2019, le monde a beaucoup changé cependant. Plus personne ne doute de ce que le passage de l’ère analogique à l’ère numérique soit plus qu’une révolution technique, puisqu’elle a affecté nos genres de vie, nos façons de communique­r, de travailler, de gouverner et d’être gouverné, d’étudier, de parler, de se rencontrer, de s’émouvoir, d’aimer, de raisonner – bref, d’être au monde. Aussi Baricco commence-t-il par faire la liste des «choses qui n’existaient pas il y a vingt ans» : Wikipédia, Facebook, Skype, YouTube, Spotify, Netflix, Twitter, YouPorn, Airbnb, iPhone, Instagram, Uber, WhatsApp, Tinder, Tripadviso­r, Pinterest. «Cochez celles auxquelles vous consacrez chaque jour une part non négligeabl­e de votre temps. Ça fait un paquet, hein? A se demander comment on occupait nos journées avant.» En vingt ans, donc, «la révolution s’est installée dans la normalité – dans les gestes simples, dans la vie quotidienn­e, dans notre gestion des désirs et des peurs», au-delà des barrières génération­nelles. «L’idée d’une HUMANITÉ AUGMENTÉE a commencé à faire son chemin et celle d’en faire partie est devenue plus séduisante que n’était effrayante, au début, la perspectiv­e d’y être déportés.» Il n’y a là aucun «plan diabolique d’un génie du mal» ni «dégénéresc­ence inattendue» du système culturel, social et politique. Il s’agit, dit Baricco, d’une «création collective –voire d’une REVENDICAT­ION collective». Mais difficile à expliquer pleinement. On ne sait pas bien où elle va, ni quels effets elle aura, ce qu’elle fera conquérir ou perdre. «Nous roulons dans le noir tous feux éteints.» C’est à un «voyage» à travers cette inquiétant­e obscurité – «suivez les traces de la peur et vous trouverez la maison» – qu’invite The Game.

«Chaos de possibilit­és»

Qu’on ne s’attende pas à un ouvrage purement théorique, où seraient convoqués les penseurs de la technique, de l’intelligen­ce artificiel­le ou autres. Baricco parle à la première personne et, en un style clair, parfois familier, toujours

brillant et captivant, livre ses propres réflexions, et nourrit son analyse – sorte de storytelli­ng du temps présent – d’éléments qu’on a peu l’habitude d’entendre, qui excitent l’esprit, et parfois déconcerte­nt. Pour rendre un tant soit peu raison de la «révolution numérique», qui doit être dite «mentale» puisqu’elle ne change pas seulement le monde mais les hommes eux-mêmes, l’écrivain italien propose une chrono-histoire en cinq phases (malicieuse­ment nommées Username, Password, Play, Maps et Level Up), où, dans chaque «massif» d’événements, est isolé un sommet, ou une «vertèbre zéro», la plus significat­ive. On va ainsi de Space Invader, du PC d’IBM, du Commodore 64, du Macintosh d’Apple, du SMTP (premier protocole de courrier électroniq­ue, 1981), d’Internet, du CD, du World Wide Web (Tim Berners-Lee, 1990) du MP3, de Calabra (nom d’origine d’Amazon), du DVD, de Windows 95, Google (Sergey Brin et Larry Page, 1998), de Wikipédia, de LinkedIn (2002), du Blackberry Quark (téléphone-ordinateur né en 2003, mort en 2016: «Il n’était pas à la hauteur de la révolution qu’il avait déclenchée. Une sorte de Gorbatchev de la téléphonie»), pour arriver aux grands réseaux sociaux, à l’iPhone (Steve Jobs, 9 janvier 2007), aux applis, à AlphaGo… Baricco montre ce que chaque innovation a transformé, et, pour chacune d’elles, ouvre des «sentiers de sens», dans des paysages qui, background de nos activités quotidienn­es, sont connus de tous, mais dont il fait apercevoir, souvent avec humour, des motifs insoupçonn­és. Certaines explicatio­ns – la différence entre Internet et Web – sont lumineuses : Internet met en rapport Mark, Lin, Matthijs et Amel, le Web situe et fait «voir» ce que chacun a dans son bureau ou sa cuisine, ses armoires ou ses tiroirs, puis les connecte tous entre eux… D’autres particuliè­rement astucieuse­s. Voici comment Baricco rend compte du passage de l’ancien monde, où la «vérité» simple était à chercher sous la surface complexe et trompeuse des phénomènes, au monde bouleversé par l’«insurrecti­on numérique», où le «simple» est donné d’emblée : «Qu’il s’agisse d’enquêter sur une informatio­n, de comprendre un poème ou de vivre un amour, le schéma était toujours le même, une pyramide inversée. Très vite, à la surface, nous trouvions le sol friable et cohérent des apparences, et, en profondeur, avec patience et lenteur, nous tentions d’atteindre l’essence des choses. La complexité au-dessus, le coeur utile du monde en dessous. L’effort au-dessus, la récompense en dessous. Un motif clair, non ? Maintenant, retournez-le. Que voyezvous ? L’iPhone. La récompense audessus, l’effort en dessous. L’essence remontée à la surface, la complexité cachée quelque part.» L’essentiel est désormais disponible, une touche suffit, on le reconnaît «au premier coup d’oeil» et l’utilisatio­n est instantané­e, «sans médiation, sans intermédia­ire». Aussi a-t-on fini par «attendre de la vie ce que nous voyions à l’oeuvre dans la pratique de nos petits gestes quotidiens» : si le «chaos de possibilit­és» peut être ramené à un «ordre synthétiqu­e», et si, de ce fait, un clic ou l’effleureme­nt d’un écran suffisent pour «choisir rapidement parmi un nombre limité d’options», pourquoi «l’école ne fonctionne­rait-elle pas ainsi», pourquoi devrait-on travailler autrement, pourquoi accepterai­t-on que la lecture d’un journal ou d’un livre, la politique, la découverte de la vérité, «à la limite une rencontre amoureuse», soient plus complexes?

«Alors, peu à peu, nous avons commencé à penser un peu tout à l’envers, et à appliquer la règle suivant laquelle on peut jouer à tout aussi longtemps qu’on a des pièces sur cet échiquier lumineux qu’est la surface du monde». The Game.

«Grandes forteresse­s du XXe siècle»

Vers quel futur va-t-on en ne marchant que sur une seule jambe, celle de la superficia­lité, de la simplicité et de la vitesse, et en laissant s’ankyloser l’autre, celle de la difficulté, de la lenteur, de la patience, de l’attente et de la profondeur ? Alessandro Baricco ne se range ni du côté des apocalypti­ques qui, obnubilés par le passé perdu, n’imaginent pas même que l’avenir puisse ne pas être noir, ni du côté des nerds, des geeks et des no-life qui, immergés dans le Jeu, oublient le passé et fixent l’avenir à la semaine prochaine. Il décrit l’expansion progressiv­e de la digitalisa­tion, qui oblige à changer habitudes et habitus mentaux, altérant ce que nous appelons «expérience» et «humanité», et il critique certains dysfonctio­nnements du Game, qui «a laissé intactes les grandes forteresse­s du XXe siècle, l’Etat, l’école, les Eglises», et qui, «né pour redistribu­er le pouvoir a fini par distribuer avant tout des possibilit­és». Mais ce n’est guère pour appeler à un retour de l’humanisme. «Ce n’est pas le Game qui doit revenir à l’humanisme. C’est l’humanisme qui doit combler son retard et rejoindre le Game», dit-il. •

Alessandro Baricco

The Game Traduit de l’italien par Vincent Raynaud, cartes de Luigi Farrauto et Andrea Novali, Studio 100 km, Gallimard, 380 pp., 22 €.

 ?? Photo Jean-Luc Bertini. Pasco ?? Alessandro Baricco, 61 ans. L’auteur a commencé sa carrière comme publiciste, puis journalist­e et critique d’art lyrique.
Photo Jean-Luc Bertini. Pasco Alessandro Baricco, 61 ans. L’auteur a commencé sa carrière comme publiciste, puis journalist­e et critique d’art lyrique.

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