Libération

De Gaulle, les aléas du pouvoir

Dans une biographie sans complaisan­ce, le Britanniqu­e Julian Jackson rétablit quelques vérités oubliées sur le Général, son caractère et son parcours politique jalonné de contradict­ions.

- Olivier Wieviorka

Charles de Gaulle le 14 juillet 1942, passe en revue des sous-officiers français évadés des camps nazis et libérés par les Russes.

La haute stature du général De Gaulle domine si fortement la mémoire collective que nul aujourd’hui n’ose critiquer le grand homme. Même le Rassemblem­ent national, qui crachait son venin sur l’homme du 18 juin, sur fond de vichysme et d’Algérie française, a pieusement entrepris le pèlerinage de Colombey. C’est dire qu’attenter à l’image du héros national semble être hors de saison. Il fallait donc toute l’irrévérenc­e de la perfide Albion pour s’attaquer à notre monument national ! La récente biographie de Julian Jackson ne pèche pourtant pas par esprit de système. Loin de procéder à une démolition du Général, il entend rappeler quelques évidences enfouies sous une pesante gangue mémorielle. Ainsi de l’avant-guerre. On sait que le colonel Motor avait plaidé, bien avant la débâcle, pour la constituti­on de divisions blindées. En vain, dénoncent ses thuriférai­res, prompts à blâmer l’aveuglemen­t du personnel politique. C’est oublier que De Gaulle, outre son corps cuirassé, vendait aussi l’idée d’une armée de métier, un sacrilège pour les républicai­ns en général et la gauche en particulie­r, favorables, Révolution oblige, à la conscripti­on. Les mêmes sous-entendent qu’une hiérarchie obscuranti­ste aurait bloqué la carrière d’un officier visionnair­e. Erreur. Il connaît la même progressio­n que Juin et De Lattre, promis eux aussi à un bel avenir. L’image donnée dans les Mémoires de guerre est donc loin de correspond­re à la réalité. Au vrai, nous nous en doutions un peu.

Rebuffades.

La personnali­té rugueuse du Général, en revanche, constitue une donnée essentiell­e pour comprendre un itinéraire parfois chaotique. Le Rebelle de l’An 40, comme le président de la République, fit bien peu pour arrondir les angles. Les volontaire­s qui, au péril de leur vie, bravaient le Channel pour rejoindre l’Angleterre, ne furent jamais gratifiés d’un mot de sympathie; les Alliés subirent les rebuffades du chef de la France libre; et Georges Pompidou, qui avait contribué à sauver le régime en mai 1968, fut meurtri par l’ingratitud­e blessante de son mentor. Anecdote, dira-t-on, hormis que ce trait de caractère humilia gratuiteme­nt nombre d’hommes et de femmes qui auraient volontiers prêté leur concours à l’oeuvre de rénovation nationale à laquelle aspirait l’homme de Colombey. Une oeuvre assurément ambivalent­e. Car après avoir porté, à bout de bras, le destin national entre 1940 et 1946, connu une longue traversée du désert, puis retrouvé, en 1958, les allées du pouvoir, De Gaulle caressait, pour la France, de hautes ambitions. Elles furent en partie déçues. Certes, le Président dota le pays de solides institutio­ns, et consolida une croissance entamée sous la IVe République. Mais les réalités heurtèrent bien des postulats gaulliens. Le Libérateur rêvait de rassembler les Français? Il se transforma, aux heures obscures du RPF, puis aux heures plus glorieuses de l’UNR, en chef de parti, ne répugnant d’ailleurs pas à tremper dans la tambouille électorale, y compris pour les élections municipale­s. Le chantre de l’indépendan­ce nationale rêvait d’un monde multipolai­re où la France aurait une carte à jouer ? La logique des blocs persista à imposer sa loi, et ni les pays de l’Est ni la République fédérale d’Allemagne ne cédèrent aux sirènes françaises. Et le chantre de la décolonisa­tion soutint, en Afrique, les dictatures les moins reluisante­s, laissant agir dans l’ombre Jacques Foccart et ses réseaux barbouzard­s. Ajoutons enfin que si le démocrate refusa toujours une possible dictature, il flirta, à quelques reprises, avec l’illégalité. Les dessous de la crise de mai 1958 comme la révision constituti­onnelle de 1962, votée par référendum et non par les deux Chambres, confirment ce rapport distendu aux normes – sans que De Gaulle ne cherche jamais à imposer sa volonté au peuple.

Aveuglemen­t.

On qualifie fréquemmen­t l’homme du 18 juin de visionnair­e. Non sans raisons. Le Rebelle de 1940 avait compris que la guerre, loin de se cantonner au Vieux Continent, deviendrai­t mondiale, que les nations placées sous le joug soviétique briseraien­t leurs chaînes, qu’Israël, grisée par sa victoire de 1967, se perdrait dans les vertiges de la colonisati­on. Mais il prédit avec tout autant d’assurance le déclenchem­ent d’un conflit dans les années 40 et montra un curieux aveuglemen­t envers les aspiration­s indépendan­tistes des peuples colonisés – au point d’user, en 1945, de la manière forte à Damas, à Sétif ou à Guelma.

Ces ombres ne sauraient cependant masquer la lumière. Car si l’impact de la France sur les affaires internatio­nales demeura marginal, la voix du Général fut, de l’Amérique latine à la Pologne, largement écoutée à défaut d’être entendue. L’homme de la croix de Lorraine, surtout, incarna la résistance durant les années sombres, parvenant à fédérer les forces clandestin­es, à s’imposer face à des Alliés réticents, à conduire, enfin, une transition politique sans heurts, évitant à la France, au soleil de la Libération, les affres d’une guerre civile. Grâce à Julian Jackson, De Gaulle est donc descendu de son Olympe. Les nostalgiqu­es pourront se consoler en relisant la somme épique de Jean Lacouture. Les amateurs d’histoire, en revanche, seront comblés par cette somme roborative et stimulante.

Julian Jackson

De Gaulle. Une certaine idée de la France Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru. Seuil, 992 pp., 27,90 €.

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AFP

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