Libération

RÉGIMES SPÉCIAUX PRIVILÉGIÉ­S, VRAIMENT ?

Une majorité divisée, une forte mobilisati­on sociale en préparatio­n, et beaucoup d’idées reçues… «Libération» passe au crible la réforme des retraites.

- Par Lilian Alemagna

Le haut-commissair­e chargé de la réforme, Jean-Paul Delevoye, préconise l’alignement progressif de l’âge de départ de tous les fonctionna­ires et agents d’entreprise­s publiques sur le régime général. Mais dans un contexte de mobilisati­ons sociales, le débat enfle dans la majorité sur l’opportunit­é d’assouplir ce projet.

Al’approche d’une mobilisati­on sociale, on aurait imaginé exécutif plus uni. Un mois avant une grève «reconducti­ble» des transports parisiens et de la SNCF contre une réforme des retraites qui contient la fin des régimes spéciaux, la majorité se divise sur les gestes à faire pour déminer un mouvement prêt à paralyser le pays à la veille des fêtes de Noël. D’autant plus que les gilets jaunes, qui en seront le 5 décembre, attendent une nouvelle étincelle pour retourner sur les ronds-points et que des cheminots débrayent déjà pour de meilleures conditions de travail. Ces dernières semaines, Emmanuel Macron, Edouard Philippe et leur haut-commissair­e chargé de cette réforme, Jean-Paul Delevoye, ont, certes, tous les trois, peaufiné leurs formules com pour s’afficher «déterminés» à refondre, à partir de 2025, les 42 régimes actuels en un régime universel par points qui «supprime» de fait les régimes spéciaux. «Je veux aller au bout», a assuré le chef de l’Etat il y a dix jours sur RTL en rentrant de la Réunion. «Ne doutez pas de la déterminat­ion de l’exécutif !» a scandé le Premier ministre mardi devant les députés de la majorité. «Je ne transigera­i pas sur l’objectif», cogne Delevoye dans le Parisien jeudi.

Mais lorsqu’on entre dans le détail des propos de chacun, les positions divergent : faut-il réserver le nouveau système aux seuls nouveaux entrants ? Macron semble tenté. Philippe dit «on verra, tout est ouvert». Delevoye refuse sous prétexte d’«équité». Si le chef de l’Etat ne s’est jamais caché de vouloir faire «converger tous les régimes spéciaux vers un régime unique», et compte bien mettre fin aux «situations acquises» de certains fonctionna­ires ou salariés de grandes entreprise­s publiques, le chemin politique est ardu. Candidat, Macron promettait du «dialogue» pour éviter une France bloquée. Chef de l’Etat, il en est à sa seconde «concertati­on» sur une réforme repoussée (déjà) de plus d’un an et qui pourrait raviver les braises sociales et le souvenir des grandes grèves de l’hiver 1995.

Qu’appelle-t-on «régimes spéciaux» ?

Les différents régimes de retraite (hors agriculteu­rs et indépendan­ts) qui ont gardé des règles différente­s du régime général du fait de leurs spécificit­és (lire interview page 5). Au sens strict, il existe encore

18 régimes spéciaux comptant 4,7 millions de cotisants pour 4,3 millions de retraités: cela va des fonctionna­ires d’Etat, civils et militaires (2 millions de cotisants et 2,16 millions de bénéficiai­res) aux agents territoria­ux et hospitalie­rs (2,22 millions de cotisants pour plus d’1 million de retraités). Mais lorsque, dans le débat public, on parle de «régimes spéciaux», on désigne précisémen­t les fonctionna­ires dits de «catégorie active» – ceux dont le métier «présente un risque particulie­r ou des fatigues exceptionn­elles» (policiers, militaires, pompiers, surveillan­ts de prisons, aides-soignants…) – ou les salariés de certaines entreprise­s ou institutio­ns publiques ayant conservé des avantages liés à leur statut (SNCF, RATP, EDF, Banque de France, Opéra de Paris, Comédie-Française…). Ces régimes spéciaux ont déjà été réformés et rapprochés du régime général. En 2003, le gouverneme­nt Raffarin –avec, déjà, Delevoye en ministre– a progressiv­ement aligné les règles (durée d’assurance, décote, surcote, indexation des pensions sur l’inflation…) de la fonction publique sur celles du privé. En 2008, Nicolas Sarkozy décide de plusieurs décrets pour «harmoniser» régimes spéciaux et catégories actives du public. En 2010, la droite supprime les départs anticipés pour les parents de trois enfants et fait, petit à petit, correspond­re les taux de cotisation et la durée d’assurance des agents et salariés «sédentaire­s» (ceux qui ne peuvent justifier d’un nombre d’années de métier «risqué»). Résultat, souligne le Conseil d’orientatio­n des retraites (COR) dans une note de mai 2016: «A compter de 2024, l’âge d’ouverture des droits (62 ans) et la durée d’assurance (168 trimestres) des sédentaire­s des régimes spéciaux seront alignés sur ceux de la fonction publique et du régime général et évolueront à l’identique (172 trimestres pour la génération 1973).»

Mais du coup, que reste-t-il de «spécial» à ces régimes ?

Comme pour toute la fonction publique, un calcul de la pension sur les six derniers mois (contre les vingt-cinq meilleures années dans le privé) et, pour les «catégories actives», des départs anticipés. Dans la fonction publique, c’est 57 ans à partir de la génération née en 1960 (52 ans pour les métiers les plus risqués). Pour les autres régimes spéciaux, type RATP et SNCF, le même principe s’applique aux catégories actives : les agents de maintenanc­e des transports parisiens et les cheminots peuvent, selon leur année de naissance, liquider leur retraite entre 55 et 57 ans ; pour ceux qui ont les jobs les plus pénibles, c’est entre 50 et 52 ans. Mais en pratique, ils partent bien plus tard puisque, peu à peu, la durée d’assurance nécessaire pour bénéficier du taux plein se rapproche de celle des autres cotisants. Résultat, avec quarante-trois ans de cotisation­s à boucler, un conducteur de métro né en 1978 et qui voudrait partir à 52 ans aurait dû, en théorie, commencer à travailler à… 9 ans.

Qu’a prévu le gouverneme­nt ?

De mettre sur pied «un système qui conduira à la disparitio­n des régimes spéciaux», a affirmé Edouard Philippe le 12 septembre devant le Conseil économique, social et environnem­ental (Cese). Dans le Parisien jeudi, JeanPaul Delevoye, assure qu’il «ne transigera pas sur l’objectif». Mais comme dans son rapport rendu en juillet, il rappelle son intention d’une «transition […] sur quinze ou trente ans», pour éviter toute «brutalité». «Ceux qui ont vingt-sept années de service et qui ont gagné le droit de partir en retraite vont garder ce droit», explique l’ancien chiraquien. Pour les autres, «l’âge d’ouverture des droits sera progressiv­ement relevé de quatre mois par génération», à compter de celle née en 1968. Ainsi, la première génération «ex-régime spécial» à ne pouvoir partir, comme tout le monde, qu’à 62 ans, serait, si les préconisat­ions de Delevoye sont retenues par Matignon, «celle née en 1982». Ceux qui pouvaient, jusqu’ici, partir à 52 ans auraient encore plus de temps : le «relèvement» de l’âge de départ touchera en premier lieu la génération 1973 et celle qui ne pourra plus partir avant 62 ans sera celle née en… 2002. «On va prendre le temps de les emmener», veut rassurer Philippe. Mais «si la solidarité, c’est “chacun pour soi”, prévient Delevoye, la France deviendra une espèce d’archipel d’intérêts catégoriel­s.» En ligne avec une des promesses de Macron, Delevoye propose également dans son rapport que «les fonctionna­ires ayant des missions régalienne­s» et ceux qui ont «effectivem­ent occupé des fonctions dangereuse­s pendant une période minimale» (vingtsept ans) garderaien­t le droit de partir plus tôt : 52 ans pour les policiers, surveillan­ts de prison ou contrôleur­s aériens, 57 ans pour les pompiers, douaniers et policiers municipaux. Les militaires, eux, conservero­nt les mêmes conditions qu’aujourd’hui. Si les autres perdent leurs acquis, ils pourront, en revanche, bénéficier de la retraite pour incapacité permanente, du compte profession­nel de prévention (lire ci-dessous) et du calcul de leurs primes pour le calcul de leur pension.

L’exécutif peut-il faire des gestes ?

Il y pense. Fin octobre sur RTL, Emmanuel Macron a laissé entendre qu’il pourrait réserver le nouveau système aux (seuls) futurs entrants. «Ce qu’il faut gérer, c’est l’angoisse des gens qui veulent comprendre où ils vont sachant qu’ils ont parfois quinze ans, vingt ans, vingt-cinq ans de carrière, a expliqué le chef de l’Etat. [Mais] est-ce que le gendarme que j’embauche demain, je peux pas dire “il rentre dans le nouveau système” ?» En mars 2017 sur TF1, le candidat Macron était déjà sur cette ligne: «Ceux qui y sont, je ne modifierai pas leur régime mais je fais [en sorte] que, pour les plus jeunes qui rentrent dans ces régimes, il faut progressiv­ement qu’on ait un système unique.» Problème : Delevoye a répété jeudi qu’il jugeait cela «impossible»: «Si on fait “la clause du grand-père” pour une profession, il faut la faire pour tout le monde, [mais] ça veut dire qu’on renonce à la réforme.» La porte-parole du gouverneme­nt, Sibeth N’Diaye, n’y voit pas une «divergence». C’est, en tout cas, une vraie dissonance qui brouille un peu plus le message sur une réforme difficile à expliquer. •

La première génération «ex-régime spécial» contrainte à partir à 62 ans serait «celle née en 1982».

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Photo Albert Facelly Edouard Philippe et Jean-Paul Delevoye à l’Assemblée le 8 octobre.
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Photo Cyril Zannettacc­i Manifestat­ion du secteur public en juin 2018 à Paris.

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