Un serial voyeur au ministère de la Culture
Pendant presque dix ans, un ancien responsable RH de la Rue de Valois a administré à des candidates des diurétiques avant de les isoler jusqu’à ce qu’elles urinent devant lui. Il consignait ses «expériences» dans un fichier Excel. Finalement attrapé pour
«J’
ai uriné par terre, quasiment à ses pieds. J’étais humiliée et honteuse»:
Claire (1) est l’une des dizaines de femmes ayant passé un entretien d’embauche au ministère de la Culture avec Christian N., haut fonctionnaire du ministère de la Culture. Comme toutes celles qui ont subi ses agissements et que Libération a retrouvées, une question la hante :
«Comment a-t-il pu faire autant de victimes, sans jamais être découvert?» Dans cette affaire, les chiffres donnent le vertige. Entre 2009 et 2018, plus de 200 femmes – selon une liste qu’il a rédigée lui-même – ont été photographiées et/ou intoxiquées aux diurétiques, à leur insu, au ministère de la Culture puis à la direction régionale des affaires culturelles (Drac) de la région Grand Est. Elles l’ont toutes été par l’ancien sous-directeur des politiques de ressources humaines au siège du ministère, situé rue de Valois, à Paris. Son but: les pousser à perdre le contrôle et à uriner devant lui. L’affaire éclate le 15 juin 2018 à la Drac Grand Est, où Christian N. est en poste depuis plus de deux ans. Lors d’une réunion avec le préfet et une sous-préfète de Moselle, il photographie discrètement les jambes de cette dernière sous la table, comme il l’a déjà fait des centaines de fois avec d’autres femmes. Un collègue le prend sur le vif et le dénonce à sa hiérarchie. Sur la base de l’article 40 du code pénal, qui oblige un fonctionnaire à dénoncer au procureur de la République un acte pénalement répréhensible dont il aurait connaissance, la justice est saisie. Christian N. n’est pas n’importe qui. Il est alors directeur régional adjoint de la Drac, après une longue carrière au siège du ministère, et un passage à la Direction générale de l’administration et de la fonction publique. Entre 2013 et 2015, il a même siégé au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Contacté par téléphone, Christian N. a d’abord nié avant de finalement reconnaître avoir photographié et parfois intoxiqué les femmes qu’il rencontrait dans le cadre de sa vie professionnelle. Tout en minimisant la portée de ses actes. «J’aurais voulu qu’on m’arrête avant. C’était compulsif, mais il n’y avait pas chez moi une volonté d’empoisonner ces femmes. Je ne pensais pas que le diurétique pouvait causer des problèmes médicaux», dit-il à Libération. Pour preuve de sa bonne foi, il explique même avoir testé le médicament sur lui. Mais il estime à seulement «dix ou vingt» le nombre des femmes qu’il a intoxiquées et assure que cela n’a eu lieu que Rue de Valois.
En octobre 2018, Christian N. a été suspendu de la fonction publique avant d’en être révoqué trois mois plus tard, en janvier 2019, date à laquelle une enquête a été ouverte par le parquet de Paris. Il y a quelques semaines, fin octobre, l’exfonctionnaire,
qui affirme être suivi psychiatriquement, a été entendu sous le régime de la garde à vue, neuf mois après l’ouverture de l’enquête. Selon nos informations, Christian N. a été placé sous contrôle judiciaire et mis en examen des chefs d’«administration de substance nuisible, d’agression sexuelle par personne abusant de l’autorité conférée par sa fonction, d’atteinte à l’intimité de la vie privée par fixation d’image, de violence par une personne chargée de mission de service public et d’infractions à la législation sur les médicaments».
Fichier Excel
Retour en juin 2018. Convoqué par sa direction, Christian N. est mis à pied. Dans son bureau, les enquêteurs de l’administration font une découverte déterminante. Sur son ordinateur, ils trouvent un fichier Excel, intitulé «Expériences». C’est là que Christian N. consigne la liste d’une partie de ses victimes. Là aussi qu’il conserve des photos et, pour celles qui ont subi ses «expériences», il note leurs réactions aux diurétiques, l’heure de prise du médicament et l’endroit où se déclenche l’envie d’uriner.
Cinq femmes ont accepté de raconter à Libération les circonstances de leur rencontre avec ce fonctionnaire. Le récit commence souvent de la même manière, par un entretien d’embauche. «J’ai candidaté en juillet 2012, directement via le site internet du ministère, et finalement, c’est Christian N. qui m’a rappelée», se souvient Claire, qui a alors 35 ans. Pour Anaïs (1), c’était en août 2013: «C’était mon premier vrai boulot. Je postulais pour un poste aux ressources humaines» du ministère de la Culture. Elise (1), de son côté, sera mise en relation avec le haut fonctionnaire grâce à un contact en interne qui lui transmet son CV directement pour augmenter les chances de la femme de 22 ans d’entrer au ministère : «Il m’a recontactée et on a eu un entretien en mars 2012.» Il n’y a que le récit d’Alizée, 22 ans aussi à l’époque, qui diffère de ce modus operandi. Elle travaillait déjà au ministère lors de sa rencontre avec Christian N., qui l’a reçue à la fin de son apprentissage, neuf mois au cours desquels elle a travaillé Rue de Valois entre 2010 et 2011.
«Au bord du malaise»
Lorsque l’homme reçoit ces candidates dans son bureau, la manoeuvre est toujours la même : il leur propose un thé ou un café, s’éclipse, et revient quelques minutes plus tard, boisson en main. Entre-temps, à l’abri des regards, il a glissé une dose de diurétique, du Furosémide. Certaines victimes remarquent alors que l’homme a un comportement étrange: «Il donnait l’impression de jouer avec son téléphone, sur ses genoux.» En réalité, Christian N. prend des photos sous son bureau. Après une brève discussion, il propose aux candidates de sortir visiter le quartier, en plein centre de Paris. Cap sur le Louvre, la place des Victoires, les Tuileries… Pour travailler au ministère de la
Culture, il faut se familiariser avec le patrimoine. C’est alors le début d’un chemin de croix qui pour certaines durera plus de trois heures. Car le diurétique commence à agir et le plan est bien rodé : Christian N. va choisir un itinéraire permettant d’isoler ses victimes et de les éloigner des cafés ou des musées où elles pourraient trouver des toilettes. «Au bout d’un moment, l’envie est trop forte, je lui demande une pause technique», se souvient Karine (1). L’homme oriente leur déambulation vers les quais de Seine. «Je sentais mon ventre gonfler, j’étais au bord du malaise. Sous un pont, j’ai baissé mon pantalon et ma culotte, et j’ai uriné. Pendant ce temps, il tenait son manteau devant moi pour me cacher et regardait mon visage.»
Dans le tableau Excel, Christian N. relate l’«expérience» subie par Karine à son insu et note : «Elle commence à baisser collants et culotte (noire). […] Elle s’accroupit et lâche un jet très fort et très long.» La jeune femme lui explique être au bord du malaise. Lors de Suite page 18