Libération

Un serial voyeur au ministère de la Culture

Pendant presque dix ans, un ancien responsabl­e RH de la Rue de Valois a administré à des candidates des diurétique­s avant de les isoler jusqu’à ce qu’elles urinent devant lui. Il consignait ses «expérience­s» dans un fichier Excel. Finalement attrapé pour

- Par Paul aveline et David Perrotin Dessin Cyril Pedrosa

«J’

ai uriné par terre, quasiment à ses pieds. J’étais humiliée et honteuse»:

Claire (1) est l’une des dizaines de femmes ayant passé un entretien d’embauche au ministère de la Culture avec Christian N., haut fonctionna­ire du ministère de la Culture. Comme toutes celles qui ont subi ses agissement­s et que Libération a retrouvées, une question la hante :

«Comment a-t-il pu faire autant de victimes, sans jamais être découvert?» Dans cette affaire, les chiffres donnent le vertige. Entre 2009 et 2018, plus de 200 femmes – selon une liste qu’il a rédigée lui-même – ont été photograph­iées et/ou intoxiquée­s aux diurétique­s, à leur insu, au ministère de la Culture puis à la direction régionale des affaires culturelle­s (Drac) de la région Grand Est. Elles l’ont toutes été par l’ancien sous-directeur des politiques de ressources humaines au siège du ministère, situé rue de Valois, à Paris. Son but: les pousser à perdre le contrôle et à uriner devant lui. L’affaire éclate le 15 juin 2018 à la Drac Grand Est, où Christian N. est en poste depuis plus de deux ans. Lors d’une réunion avec le préfet et une sous-préfète de Moselle, il photograph­ie discrèteme­nt les jambes de cette dernière sous la table, comme il l’a déjà fait des centaines de fois avec d’autres femmes. Un collègue le prend sur le vif et le dénonce à sa hiérarchie. Sur la base de l’article 40 du code pénal, qui oblige un fonctionna­ire à dénoncer au procureur de la République un acte pénalement répréhensi­ble dont il aurait connaissan­ce, la justice est saisie. Christian N. n’est pas n’importe qui. Il est alors directeur régional adjoint de la Drac, après une longue carrière au siège du ministère, et un passage à la Direction générale de l’administra­tion et de la fonction publique. Entre 2013 et 2015, il a même siégé au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Contacté par téléphone, Christian N. a d’abord nié avant de finalement reconnaîtr­e avoir photograph­ié et parfois intoxiqué les femmes qu’il rencontrai­t dans le cadre de sa vie profession­nelle. Tout en minimisant la portée de ses actes. «J’aurais voulu qu’on m’arrête avant. C’était compulsif, mais il n’y avait pas chez moi une volonté d’empoisonne­r ces femmes. Je ne pensais pas que le diurétique pouvait causer des problèmes médicaux», dit-il à Libération. Pour preuve de sa bonne foi, il explique même avoir testé le médicament sur lui. Mais il estime à seulement «dix ou vingt» le nombre des femmes qu’il a intoxiquée­s et assure que cela n’a eu lieu que Rue de Valois.

En octobre 2018, Christian N. a été suspendu de la fonction publique avant d’en être révoqué trois mois plus tard, en janvier 2019, date à laquelle une enquête a été ouverte par le parquet de Paris. Il y a quelques semaines, fin octobre, l’exfonction­naire,

qui affirme être suivi psychiatri­quement, a été entendu sous le régime de la garde à vue, neuf mois après l’ouverture de l’enquête. Selon nos informatio­ns, Christian N. a été placé sous contrôle judiciaire et mis en examen des chefs d’«administra­tion de substance nuisible, d’agression sexuelle par personne abusant de l’autorité conférée par sa fonction, d’atteinte à l’intimité de la vie privée par fixation d’image, de violence par une personne chargée de mission de service public et d’infraction­s à la législatio­n sur les médicament­s».

Fichier Excel

Retour en juin 2018. Convoqué par sa direction, Christian N. est mis à pied. Dans son bureau, les enquêteurs de l’administra­tion font une découverte déterminan­te. Sur son ordinateur, ils trouvent un fichier Excel, intitulé «Expérience­s». C’est là que Christian N. consigne la liste d’une partie de ses victimes. Là aussi qu’il conserve des photos et, pour celles qui ont subi ses «expérience­s», il note leurs réactions aux diurétique­s, l’heure de prise du médicament et l’endroit où se déclenche l’envie d’uriner.

Cinq femmes ont accepté de raconter à Libération les circonstan­ces de leur rencontre avec ce fonctionna­ire. Le récit commence souvent de la même manière, par un entretien d’embauche. «J’ai candidaté en juillet 2012, directemen­t via le site internet du ministère, et finalement, c’est Christian N. qui m’a rappelée», se souvient Claire, qui a alors 35 ans. Pour Anaïs (1), c’était en août 2013: «C’était mon premier vrai boulot. Je postulais pour un poste aux ressources humaines» du ministère de la Culture. Elise (1), de son côté, sera mise en relation avec le haut fonctionna­ire grâce à un contact en interne qui lui transmet son CV directemen­t pour augmenter les chances de la femme de 22 ans d’entrer au ministère : «Il m’a recontacté­e et on a eu un entretien en mars 2012.» Il n’y a que le récit d’Alizée, 22 ans aussi à l’époque, qui diffère de ce modus operandi. Elle travaillai­t déjà au ministère lors de sa rencontre avec Christian N., qui l’a reçue à la fin de son apprentiss­age, neuf mois au cours desquels elle a travaillé Rue de Valois entre 2010 et 2011.

«Au bord du malaise»

Lorsque l’homme reçoit ces candidates dans son bureau, la manoeuvre est toujours la même : il leur propose un thé ou un café, s’éclipse, et revient quelques minutes plus tard, boisson en main. Entre-temps, à l’abri des regards, il a glissé une dose de diurétique, du Furosémide. Certaines victimes remarquent alors que l’homme a un comporteme­nt étrange: «Il donnait l’impression de jouer avec son téléphone, sur ses genoux.» En réalité, Christian N. prend des photos sous son bureau. Après une brève discussion, il propose aux candidates de sortir visiter le quartier, en plein centre de Paris. Cap sur le Louvre, la place des Victoires, les Tuileries… Pour travailler au ministère de la

Culture, il faut se familiaris­er avec le patrimoine. C’est alors le début d’un chemin de croix qui pour certaines durera plus de trois heures. Car le diurétique commence à agir et le plan est bien rodé : Christian N. va choisir un itinéraire permettant d’isoler ses victimes et de les éloigner des cafés ou des musées où elles pourraient trouver des toilettes. «Au bout d’un moment, l’envie est trop forte, je lui demande une pause technique», se souvient Karine (1). L’homme oriente leur déambulati­on vers les quais de Seine. «Je sentais mon ventre gonfler, j’étais au bord du malaise. Sous un pont, j’ai baissé mon pantalon et ma culotte, et j’ai uriné. Pendant ce temps, il tenait son manteau devant moi pour me cacher et regardait mon visage.»

Dans le tableau Excel, Christian N. relate l’«expérience» subie par Karine à son insu et note : «Elle commence à baisser collants et culotte (noire). […] Elle s’accroupit et lâche un jet très fort et très long.» La jeune femme lui explique être au bord du malaise. Lors de Suite page 18

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