Libération

En 1945, «on croit que le régime général rejoindra un jour ces régimes pionniers»

Contrepart­ie pour les militaires, repères pour les salariés du privé… Michel Pigenet, professeur d’histoire contempora­ine, retrace l’évolution des retraites.

- Lâcher… A.Ca.

Professeur émérite d’histoire contempora­ine à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Michel Pigenet a dirigé l’ouvrage

Retraites : une histoire des régimes spéciaux (ESF Editeur, 2008). Il revient sur la genèse de ces caisses de retraite pionnières, objets de convoitise comme de critiques.

De quand date le premier régime spécial ?

Le point de départ remonte au XVIIe siècle : l’Etat décide de recueillir ses soldats blessés en construisa­nt l’hôtel des Invalides à Paris. Il ne veut pas les voir mendier ou tomber dans le banditisme. Ce ne serait pas prestigieu­x. De l’invalidité, il y a un glissement vers la vieillesse. En offrant des garanties aux vieux soldats, on veut s’assurer de leur loyauté jeunes. L’enjeu est aussi le recrutemen­t : dans la marine, on ne trouvait pas de volontaire­s. L’Etat a alors créé des listes de réquisitio­n avec, à la clé, des petites pensions pour les inscrits. Au XVIIIe siècle, tous les militaires se voient garantir une pension de vieillesse. La Révolution française l’étend aux personnels civils de l’Etat. Mais si les promesses sont tenues pour les militaires, pour les fonctionna­ires civils, c’est très aléatoire, les budgets étant assez fluctuants. En 1853, les différents régimes de retraite des fonctionna­ires civils sont harmonisés: à 60 ans, après trente ans de service, ils reçoivent une pension calculée sur leurs six dernières années.

Comment ce système a-t-il été dupliqué dans le privé?

L’Etat a procédé de la même façon dans les domaines ne relevant pas de sa gestion, mais sur lesquels il a un droit de regard. En 1894, une loi impose aux compagnies minières d’accorder une retraite aux mineurs à 55 ans, après trente ans de service. Mais la pension ne représente qu’un cinquième d’un salaire moyen de mineur. Même chose en 1909 pour les compagnies du chemin de fer. L’adage dit alors «Pain dur, mais pain sûr». D’autres caisses voient le jour dans des entreprise­s privées sous tutelle de l’Etat ou des collectivi­tés locales : la distributi­on d’eau, l’éclairage au gaz, la production d’électricit­é, les transports en commun…

De quoi donner des idées à d’autres secteurs…

Ces régimes ont été des repères pour les autres salariés. Certaines entreprise­s du privé hors concession, dans la sidérurgie, le textile, la chimie, la verrerie, acquises au paternalis­me ou soumises à une forte pression syndicale, ont mis en place des caisses, mais elles étaient minoritair­es : 4 % des ouvriers. Vient ensuite, en 1910, l’instaurati­on du premier régime d’assurance obligatoir­e. Mais ce système ne marche pas très bien: le salariat est encore instable et peu enclin à cotiser pour une retraite fixée à 65 ans quand 94 % des ouvriers meurent avant cet âge. Il faut attendre la seconde industrial­isation qui oblige le patronat à fidéliser la main-d’oeuvre, pour que la société change et que l’idée d’assurance sociale soit acceptée par le gros des salariés. Ce qu’intègrent les lois de 1928 et 1930 qui créent les assurances sociales et que prolongera la Sécurité sociale en 1945.

Avec des garanties bien moindres…

L’idée, au départ, est pourtant de créer un régime universel. Mais la situation économique est catastroph­ique à la Libération et on comprend que ce n’est pas possible. A l’époque, il paraît impossible d’enlever aux uns. On croit donc que le régime général rejoindra, un jour, ces régimes pionniers, devenus spéciaux.

Comment est vécue cette différence ?

Les avantages offerts par les régimes spéciaux sont une référence mais suscitent aussi envies et critiques, notamment lors des grèves. Le patronat les regarde comme de mauvais exemples à ne pas suivre. Dès les années 50, le thème des «enfants gâtés» de la RATP est présent. Vite, s’installe l’idée de réformer ces régimes spéciaux…

En 1953, une attaque vise ceux de la fonction publique et des services publics. Quatre millions de grévistes paralysent le pays en plein mois d’août. Au bout de trois semaines, le gouverneme­nt abandonne. Il faut attendre 1995 pour voir une nouvelle tentative de réforme, le «plan Juppé», avec le même résultat. Ces régimes spéciaux sont centraux pour ceux qui en bénéficien­t: leurs salaires ne sont pas élevés par rapport à leurs qualificat­ions, mais en contrepart­ie ils ont une meilleure retraite. Toucher à cela, c’est rompre le contrat salarial.

La digue finit pourtant par

Entre-temps, la leçon a été tirée : l’exécutif va segmenter l’adversaire. En 2003, la réforme Fillon modifie la retraite des fonctionna­ires. Il y a des mouvements, mais la CFDT rompt l’unité syndicale et ça passe. Puis, en 2008, Nicolas Sarkozy s’attaque aux autres régimes spéciaux, avec en toile de fond toute une argumentat­ion sur les privilèges, dans un contexte de remise en cause des acquis sociaux.

Onze ans plus tard, la situation est-elle la même ? Pas si sûr. Car nous sommes dans un moment d’exaspérati­on sociale forte. Des cristallis­ations inédites ou inattendue­s sont possibles. Depuis trente ans, toutes les réformes des retraites ont été rejetées par une majorité de l’opinion. Aujourd’hui encore, il y a de la méfiance. La population est attachée à la retraite, devenue un moment important de la vie. La remettre en cause, c’est manier une bombe. C’est toucher à des faits ne relevant pas que du social, au croisement du civilisati­onnel et du culturel.

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