«Cette nuit-là, je n’ai pas eu besoin de mon passeport»
Le 9 novembre 1989, après l’annonce ambiguë de l’ouverture et l’impression trompeuse que rien ne se passerait, il y eut l’allégresse, les larmes et la fête. Récit à la première personne d’une soirée historique.
La nuit la plus longue, la plus joyeuse, la plus époustouflante. Elle commence par un coup de fil de Pierre Lemoine, chef du bureau de l’AFP à Bonn. Il m’appelle vers 20 heures, ce jeudi 9 novembre : «Tu as vu les annonces de Schabowski? Ce serait bien d’aller voir ce qui se passe du côté du Mur.» Je suis chez moi, Kantstrasse, à Berlin-Ouest. Une heure plus tôt, j’ai effectivement entendu le secrétaire à l’Information du Comité central du Parti, Günter Schabowski, conclure sa conférence de presse télévisée par une déclaration ambiguë. On a compris que les Allemands de l’Est qui souhaitent se rendre en RFA auront désormais l’autorisation de le faire par les postes-frontières de la RDA, et non plus par la Hongrie ou la Tchécoslovaquie, comme ils ont été des milliers à le faire depuis l’été.
Au téléphone, je réponds à Pierre Lemoine que non, à mon avis, le Mur ne tombera pas ce soir. Le maire social-démocrate de BerlinOuest, Walter Momper, vient de parler à la télé. Il a été clair : demain, vendredi 10 novembre, et plus encore ce week-end, il faut s’attendre à ce que «de très nombreux citoyens de la RDA» entreprennent les démarches «pour venir nous rendre visite». Momper promettait de faire le nécessaire pour que BerlinOuest accueille le mieux possible ces visiteurs inespérés. A cette heure-là, je n’ai pas de doute. Les choses vont se passer à l’allemande : en bon ordre et dans la discipline.
Calme plat
Venus de Bonn pour suivre la contestation qui ne cesse d’enfler depuis le début de l’automne, la plupart des correspondants de la presse occidentale passent cette soirée à l’Est. C’est le cas des deux envoyés spéciaux de l’AFP, difficilement joignables car les communications avec la RDA sont très mauvaises. Quant au mobile, il n’en est alors qu’à sa préhistoire. Pigiste à Berlin depuis près de six ans, je me targue de ne pas trop mal connaître la ville, y compris sa moitié Est. J’ai donné des cours au Centre culturel français en RDA, inauguré en 1984. Au coeur de Berlin-Est, l’endroit était devenu une attraction extraordinaire, une fenêtre unique sur «le monde libre». Parmi les titres de la presse française exposés dans la bibliothèque, le plus consulté était… l’édition allemande des Dernières Nouvelles d’Alsace. Certains élèves des cours de français étaient devenus mes amis. Sans être dans la dissidence, ils cultivaient une sorte de résistance passive et ironique. Dans le huis-clos chaleureux de leurs appartements, à Prenzlauer Berg, on se moquait des «vieux bonzes» à bout de souffle qui prétendaient faire régner le socialisme dans leur République. Vers 21 heures, ce 9 novembre, je roule avec mes colocataires de la Kantstrasse, Martin et Regula, jusqu’à la porte de Brandebourg. Pas un chat. Dans la nuit froide, le Mur campe solidement devant la porte. Il y a bien quelques jeunes gens qui agitent, côté Ouest, un grand drapeau allemand en criant «Ouvrez la porte !» Mais ils ne sont qu’une demi-douzaine. Nous leur tournons le dos en haussant les épaules. Ces excités nationalistes ne comprennent décidément rien. La réunification de l’Allemagne ? La restauration de l’ancienne capitale prussienne ? Ce n’est définitivement par le sujet du moment.
Il suffisait, pour s’en convaincre, d’avoir été sur l’Alexanderplatz le 4 novembre. Ce jour-là, une énorme manifestation, débordante de gaieté et d’humour, organisée par un collectif d’artistes, avait réuni plus d’un demi-million de personnes. Ils réclamaient la liberté et la démocratie. Ils avaient copieusement sifflé, à la tribune, les dirigeants du Parti qui promettaient de grandes réformes. Ils avaient applaudi les écrivains Heiner Müller et Christa Wolf qui parlaient d’une nouvelle RDA, authentiquement socialiste. Dans l’interminable cortège, parmi les milliers de pancartes pleines d’invention et de fantaisie, nous n’en avions pas vu une seule réclamant la destruction du Mur ou la réunification de l’Allemagne. Non, ce n’était pas le sujet.
Nous décidons tout de même de poursuivre notre route en longeant le Mur vers le nord jusqu’au poste-frontière de l’Invalidenstrasse. 22 heures passées. Calme plat, là aussi. Quelques journalistes guettent, comme nous, d’éventuels signes d’ouverture. «La frontière est ouverte», croit pouvoir annoncer, depuis
Bonn, la chaîne ARD dans son journal de fin de soirée. «Non, la frontière est toujours fermée», corrige sur place, en direct, son envoyé spécial. Un reporter d’une radio locale nous fait alors part d’une rumeur : il y aurait du monde rassemblé plus au nord, au niveau de la Bornholmer Strasse.
Foule hilare
Entre deux quartiers populaires, Prenzlauer Berg à l’Est, Wedding à l’Ouest, c’est vers ce poste-frontière que se sont spontanément dirigés, nous l’apprendrons plus tard, ceux qui avaient cru à une ouverture immédiate. Par centaines, puis par milliers, scandant joyeusement : «Laissez-nous passer, nous reviendrons !» En face, une poignée de gardes-frontières dirigés par le lieutenant-colonel Harald Jäger. Débordé par la foule, ce dernier attendra désespérément des ordres clairs de sa hiérarchie. Quand nous arrivons côté Ouest, après 23 heures, Jäger vient d’ordonner à ses hommes de lever les barrières. Trop de monde, trop de pression: la situation est devenue ingérable. Une foule hilare vient à notre rencontre. «Wahnsin ! Wahnsin !» («c’est dingue, c’est dingue») : les «Ossis» n’ont que ce mot à la bouche.
«Bière gratuite !» décrète le patron du Kneipe Euler, bar de Wedding tout proche de la frontière. On crie, on rit, les visages sont baignés de larmes. Près de 20 000 personnes s’engouffrent dans la brèche en une heure. Mon colocataire Martin n’en perd pas une miette. Ce jeune chef opérateur formé à l’école de cinéma de Berlin-Ouest ne le sait pas encore : une douzaine d’années plus tard, il filmera dans l’ex-capitale est-allemande une improbable comédie sur la nostalgie de la défunte RDA, Good Bye Lenin !
Vers 1 heure du matin, alors que tous les postesfrontières sont ouverts, les Ossis déferlent sur le Ku’damm. C’est un interminable défilé de Trabant, ces minuscules voitures en plastique dessinées dans les années 60. On les arrose de mousseux dans la cohue et les éclats de rire, on les cabosse à grands coups de tapes amicales. La joie est immense.
Katrin, une amie étudiante, habite à deux pas. Elle a fui la RDA après son bac, au début des années 80. Sa famille est restée à l’Est où elle n’a plus le droit de se rendre. Je la trouve chez elle, agitée et indécise. Je lui propose de me suivre : le Mur est ouvert vers l’Ouest, il doit donc aussi être possible de passer à l’Est. Nous filons en taxi jusqu’à la porte de Brandebourg. Cette fois, il y a du monde. La foule a naturellement convergé vers ce symbole de la division. On se fait la courte échelle, des mains inconnues nous agrippent pour nous hisser sur le Mur. Nous sommes vite plusieurs centaines à nous tenir debout, à trois mètres du sol. En face de nous, côté Est, des hommes armés et des canons à eau sont déployés sur la place déserte. «Keine Gewalt !»
(«pas de violence») crie-t-on depuis le Mur. Les soldats paraissent plus désemparés que menaçants. Perchés là-haut, nous restons un moment dans l’expectative sans oser descendre côté Est. «Ma mère habite là», dit Katrin, tremblante d’émotion, pointant du doigt le quartier qui s’étend à droite de la porte, vers la Leipziger Strasse. Devant nous, un couple s’avance en tenant des bougies allumées vers le cordon de militaires. «Ils laissent passer !» murmure Katrin. A notre tour, nous descendons, marchons droit devant nous sous la fameuse porte de Brandebourg. Nous voilà sur l’avenue Unter den Linden. Déserte et glaciale, comme toujours. Il n’y a rien à faire ni à voir cette nuit de ce côté-là de la ville. La fête est à l’Ouest. Tandis que Katrin part retrouver sa famille, je marche jusqu’à la station Friedrichstrasse, la seule d’où l’on peut regagner Berlin-Ouest en métro. Je la connais par coeur : c’est là que se trouve le point de contrôle où les Ossis devaient se séparer de leurs parents ou amis wessis, venus pour la journée, avec retour obligatoire avant minuit. On appelait ça le Tränenpalast, le «palais des larmes», qui peut s’entendre comme le Trennenpalast, «palais où l’on se sépare». Au petit matin, les gardesfrontières sont là, fidèles au poste. L’un d’eux me demande mon passeport. J’explique que je ne l’ai pas sur moi, je n’en ai pas eu besoin cette nuit. «C’est bon», me dit fermement le douanier, comme s’il contrôlait encore quelque chose.
Collègues wessis
Trente ans après, j’ai rendez-vous avec mon ami Holger non loin de là, à côté de la Humboldt-Universität, au centre de l’ancienne capitale de la RDA, refaite à neuf et méconnaissable. Holger, je l’ai connu étudiant, dans les années 80, au Centre culturel français de Berlin-Est. Il est aujourd’hui maître de conférences. Il me donne rendez-vous à la cantine du Gorki Theater où l’on sert généreusement, au comptoir, un plat unique et bon marché. Ce décor minimaliste et cette ambiance de réfectoire nous rappellent celle que l’on trouvait jadis dans les grands théâtres de BerlinEst. Rien à voir avec les restaurants chics et branchés qui pullulent aujourd’hui dans le quartier. Holger vit confortablement. Mais il y a en lui de l’amertume et de la déception. Il supporte mal que le film la Vie des autres soit devenu aux yeux du monde le récit qui raconte et résume la RDA. Impossible, dans ces conditions, de se faire une idée de ce que pouvait être, avec ses hauts et ses bas, «la
normalité» d’une vie est-allemande, se désole mon ami. Tournée quinze ans après la chute du Mur, formidablement interprétée par l’acteur Ulrich Mühe (l’un des organisateurs de la manif monstre du 4 novembre), l’histoire du capitaine de la Stasi Gerd Wiesler, aussi puissante et édifiante soit-elle, ne peut rendre compte de la complexité et des paradoxes de la vraie vie en RDA. C’est pourquoi Holger en a assez d’entendre certains de ses collègues wessis – «des types qui n’ont jamais grillé le rouge au passage piéton de leur vie» – se désoler du manque de «courage civique» qui aurait, selon eux, rendu possible l’omnipotente Stasi.
Holger est né en 1961, l’année de la construction du Mur, son fils Leon a vu le jour en 1989, quelques semaines avant sa disparition. «Que sait Leon de cette RDA qu’il n’a pas connue ? Se sent-il différent de ses contemporains wessis ?» «Mais évidemment !» répond Holger, presque surpris par cette question. On s’était étonné, dans les années 80, de découvrir à quel point les Berlinois pouvaient être différents, à quelques mètres de distance, selon qu’ils vivaient à l’Est ou à l’Ouest du Mur. Une génération avait suffi pour les diviser. Ce jour de novembre 2019, on constate qu’une génération n’aura pas permis de les réunifier tout à fait.
Dans la cohue et les éclats de rire, on arrose les Trabant de mousseux et on les cabosse à coups de tapes amicales. La joie est immense.