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Bertrand Badie «Avec la chute du Mur, la décolonisa­tion a pris tout son sens : le Sud est soudain devenu central» L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internatio­nale

A la chute du Mur, on a évoqué la fin de l’histoire et des idéologies. C’est tout le contraire qui s’est produit selon le politiste : la fétichisat­ion de l’économie qui a suivi a provoqué une contestati­on dont les effets durent toujours, de Beyrouth à San

- Catherine Calvet

Quelle est la nature de ce trentième anniversai­re de la chute du Mur ? Que marque-t-il et que commémoret-on ? Le politiste Bertrand Badie, qui vient de publier l’Hégémonie contestée, les nouvelles formes de domination internatio­nale, évoque un malaise au moment de ces célébratio­ns, dû selon lui à l’erreur d’interpréta­tion de l’événement qui a été faite à l’époque. La chute du Mur, ce petit bout du rideau de fer, n’était pas que la fin de la guerre froide ou la victoire unilatéral­e des EtatsUnis, seule puissance restant sur la piste internatio­nale. Le 9 novembre 1989 marque la fin de la bipolarité, sorte d’hégémonie sur le monde, partagée entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, mais aussi la fin de la compétitio­n des puissances, et d’une diplomatie réservée uniquement au club occidental. Après quatre décennies de gel des relations internatio­nales pendant la guerre froide, on allait enfin voir apparaître le Sud tenu à la périphérie depuis les décolonisa­tions et la mondialisa­tion qui couvait depuis les Trente Glorieuses.

Que vous inspire l’anniversai­re de la chute du Mur ?

Il y a trente ans, nous assistions vraiment à la fin d’un monde: il n’y a pas eu de rupture aussi conséquent­e dans l’histoire des relations internatio­nales depuis ce 9 novembre 1989. Peut-être a-t-on, à chaud, mal interprété l’événement. On s’est précipité sur des évidences, qu’il ne s’agit, certes, pas de remettre en question : la défaite de l’Union soviétique, la victoire des Etats-Unis, la fin de cette étrange guerre froide ou la réunificat­ion de l’Allemagne. Nous n’avons pas réalisé que la disparitio­n de la bipolarité ne se résumait pas seulement à la fin de la rivalité entre Moscou et Washington, mais signifiait bel et bien la fin des règles du monde westphalie­n, celle du premier système internatio­nal fondé sur la souveraine­té des Etats-nations et la politique de puissance, selon des principes vieux de plus de trois siècles. L’ancien modèle supposait la compétitio­n de puissances et la polarisati­on du jeu internatio­nal sur le monde européen, tandis que la guerre froide cachait tous les signes qui annonçaien­t la mondialisa­tion. Dans les faits, celle-ci couvait déjà depuis les Trente Glorieuses mais on ne la voyait pas tant la guerre froide portait bien son nom : elle gelait en apparence des pratiques internatio­nales pourtant déjà bousculées. On ne comprenait pas en 1989 que ce monde souterrain était déjà prêt à émerger.

On parlait aussi dans les années 90 de «l’avènement d’un monde multipolai­re» ? George Bush père avait aussi inventé ce concept de «new world order» («nouvel ordre mondial»). Mais celui-ci n’a jamais été précisémen­t décrit ni défini, et l’idée d’une multipolar­ité «nouvelle» qui venait spontanéme­nt à l’esprit était aussi une erreur : ce n’était que le recyclage du vieux «concert européen» du XIXe siècle. C’est tout le contraire qui s’est produit avec la chute du Mur, car soudain, la décolonisa­tion a pris tout son sens : ce monde du Sud qui avait été ignoré jusque-là, qu’on appelait négligemme­nt «périphérie» du temps de la guerre froide, est soudain devenu central ; le jeu des vieilles puissances européenne­s, au lieu d’être réactivé,

allait au contraire se marginalis­er. Ce n’était donc pas du tout dans la direction ressentie à l’époque que le monde post-bipolaire allait s’orienter.

Votre dernier ouvrage porte sur l’hégémonie et semble clore tout un cycle de réflexion sur la puissance. Quelle différence faitesvous entre l’hégémonie et la puissance ?

C’est très différent ! L’«hégémonie», si on y regarde de près, est un concept très exigeant. C’est à la fois l’un des plus vieux mots de la politique et une notion extrêmemen­t construite et précise. On le voit surgir dès l’Antiquité dans l’oeuvre de Thucydide. Hêgemôn, étymologiq­uement, signifie «le conducteur», mais veut dire bien plus. Dans l’esprit de l’historien grec, l’hêgemôn n’est pas seulement celui qui conduit mais aussi celui qui est capable d’instaurer un ordre internatio­nal (régional à l’époque de Thucydide) et qui est surtout en mesure d’obtenir l’adhésion presque militante de ceux qui vont le suivre. Pour être hêgemôn, il faut donc être à la fois conducteur, constructe­ur et leader plébiscité. La puissance se trouve très sévèrement encadrée: elle n’est plus coercitive puisqu’il y a adhésion. Elle ne se limite pas à peser sur l’autre, puisqu’elle doit aussi produire un ordre. Thucydide le pressentai­t: l’hégémonie est finalement un mythe qui ne s’est jamais accompli dans l’histoire. On a cru avec la bipolarité, moment exceptionn­el de notre histoire internatio­nale, que l’hégémonie allait enfin se réaliser à travers la domination des EtatsUnis : tel n’a pas été le cas, puisque la bipolarité n’était alors qu’une hégémonie partagée, entre les EtatsUnis et l’Union soviétique. En 1989, on a pensé que le phénomène s’accompliss­ait enfin et qu’une vraie unipolarit­é allait s’imposer au profit de Washington: cela n’a duré que cinq ou six ans !

La décolonisa­tion aurait pu être, si elle avait été réussie, une occasion de réfléchir en dehors des nationalis­mes ?

Les premiers leaders anticoloni­alistes réfléchiss­aient souvent de façon plus régionale ou mondialisé­e que nationale. On a alors cassé deux ressorts qui auraient pu nous mettre sur des orbites plus favorables. Le premier est la piste du postnation­alisme qui était celle des premiers libérateur­s du Sud. Je pense au leader ghanéen Kwame Nkrumah qui, en visant le panafrican­isme, cherchait davantage à établir une nouvelle équation politique qu’à constituer les Etats-Unis d’Afrique. Il pressentai­t que la compétitio­n entre Etats-nations ne serait pas en phase avec le nouveau monde décolonisé.

Les Occidentau­x ont cassé un deuxième ressort, en refusant, de façon volontaire et même militante, d’associer les nouveaux Etats à la gouvernanc­e du monde. On aurait pu profiter de cette nouvelle assemblée d’Etats indépendan­ts et souverains pour mettre en pratique des règles de cogouverna­nce qui nous auraient permis au moins de contenir les conflits que nous vivons aujourd’hui. Un multilatér­alisme accompli, comme le prônait notamment Kofi Annan, aurait aidé à réduire une partie des conflits actuels. Au lieu de cela, les Occidentau­x triomphant­s ont approfondi «une diplomatie de club» qui excluait la totalité des nouveaux Etats.

La piste post-nationalis­te aurait aussi permis de penser davantage au bien commun, à l’environnem­ent par exemple ?

La sécurité environnem­entale est un des grands enjeux de notre temps, et les pays du Sud sont plus concernés par ce désastre que ceux du Nord. Ce sont eux qui souffrent le plus des effets du réchauffem­ent climatique. Au Sahel, la désertific­ation gagne dix centimètre­s par heure ! Cela entraîne de nouvelles guerres et des déplacemen­ts de population dramatique­s. Et ce n’est là qu’une des insécurité­s humaines, la pire selon moi étant l’insécurité alimentair­e qui tue entre 6 et 9 millions d’êtres humains par an. Ces insécurité­s sont de véritables mannes pour les entreprene­urs de violence, et sont la source de la plupart des conflits actuels.

Hongkong, Liban, Chili : un mouvement de contestati­on semble se répandre à divers endroits de la planète aujourd’hui?

La diplomatie de club a suscité en écho une diplomatie contestata­ire, phénomène internatio­nal tout à fait nouveau. Mais la contestati­on atteint maintenant le centre même du système internatio­nal : les discours de Trump sur la mondialisa­tion et la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat font de la superpuiss­ance elle-même un nouvel acteur contestata­ire !

Et les pays du Sud sont aussi tentés par cette nouvelle position ?

Le pouvoir de nuisance est souvent la dernière arme du pauvre. Il faut dire aussi qu’on a atteint un tel niveau de négation et de mépris à l’égard de l’autre que l’affirmatio­n violente devient de la part de celui qui est exclu une façon dramatique de s’exprimer et d’exister. C’est ce que nous voyons à l’oeuvre dans l’escalade entre les Etats-Unis et l’Iran. L’absurde diplomatie de Trump devient ainsi un cadeau pour les ultraconse­rvateurs iraniens.

1989 marque aussi trente ans de développem­ent d’une pensée économique néolibéral­e ?

Contre laquelle une contestati­on commence à se manifester un peu partout. Il suffit d’augmenter le prix des transports ou de taxer WhatsApp pour déclencher des mouvements sociaux massifs. Mais ce néolibéral­isme n’est que l’acte I de la mondialisa­tion. A la suite de la chute du Mur, on a parlé de fin de l’histoire ou de fin des idéologies mais surtout on a érigé l’économie en science exacte. Puisque l’économie est une science, il n’y a plus lieu d’en discuter les remèdes, d’où le fameux Tina de madame Thatcher

(«There is no alternativ­e») qui s’épanouit dans ce contexte post-bipolaire. Ce choix forcé ne se discute pas : le vote n’a plus le même sens ! Le débat politique devient donc marginal, voire méprisé par des technocrat­es qui exercent le pouvoir de façon terribleme­nt arrogante. Cette fétichisat­ion de l’économie qui a suivi la chute du Mur a tué le social : ces disqualifi­cations du politique et du social ont miné les sociétés en profondeur. Le désarroi provoqué conduit à une contestati­on dont on voit les effets de Beyrouth à Santiago… Parallèlem­ent pourtant apparaît un phénomène nouveau : l’intersocia­lité remplace le jeu internatio­nal classique. Elle tient à la capacité des sociétés de communique­r entre elles au-delà des frontières, sans passer par les structures étatiques, elle puise dans le social les ingrédient­s d’une nouvelle politique. C’est justement là que se joue l’acte II de la mondialisa­tion. Les gouverneme­nts devraient l’entendre, car on ne reviendra pas en arrière.

La nostalgie joue-t-elle un rôle dangereux ?

C’est la maladie de ceux qui ne veulent pas regarder le changement en face. Cette émotion explique le sursaut des néonationa­lismes, l’érection de nouveaux murs trente ans après la chute de celui de Berlin. Elle explique aussi tous les délires antimigrat­oires ou la sur-réaction face à une femme qui porte un foulard sur la tête. Cela en dit long sur le désarroi et sur la cécité de bien des politiques qui ne sont plus en prise sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, mobile, plural et rebelle au jeu classique de puissance.

Et quel nouveau cycle voyezvous apparaître ?

Je voyage beaucoup, notamment en Afrique. Et je suis épaté d’y voir éclore de nouvelles dynamiques sociales. Malgré les foyers de violence que connaît le continent, il se construit un nouveau monde que je caractéris­erai triplement. C’est un monde de communicat­ion : il y a, en Afrique près de 400 millions de téléphones portables connectés. L’homme et la femme africains sont pleinement entrés dans la mondialisa­tion. J’y vois aussi un appétit et une soif de connaître et de débattre du monde qui est tout à fait surprenant, et que je ne vois plus en Europe. Quand vous faites une conférence en Afrique, l’amphithéât­re est plein, surtout de jeunes. Et enfin, troisième élément, les sociétés civiles sont très inventives. Il y a une volonté de concevoir de nouveaux schémas de pensées. On voit, avec l’émergence de nouveaux penseurs, comme Felwine Sarr ou Achille Mbembé, que règne une véritable effervesce­nce intellectu­elle sur le continent. C’est le monde d’après qui est en train de se penser.

Recueilli par

Bertrand Badie

Odile Jacob, 240 pp., 22,90 €.

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 ?? Photo AKG. iMAGES ?? Le 10 novembre 1989, des Berlinois de l’Ouest accueillen­t les Allemands de l’ex-RDA.
Photo AKG. iMAGES Le 10 novembre 1989, des Berlinois de l’Ouest accueillen­t les Allemands de l’ex-RDA.
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