Libération

Remariages en série

Innovante dans sa narration qui multiplie les points de vue, la série «The Affair» affiche jusqu’au bout une ambition philosophi­que et morale.

- Par Sandra Laugier Professeur­e de philosophi­e à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne

Les séries télé sont elles aussi des lieux de créativité et d’invention cinématogr­aphique. On se rappelle le dispositif de 24 Heures chrono, et ses saisons de 24 épisodes d’une heure chacun, suivant en temps réel (plus ou moins) une journée bien remplie de l’agent Jack Bauer. The Affair (Showtime, 2014-2019), une grande série qui vient de s’achever – encore une ! quelle hécatombe ces derniers mois– innovait ainsi dans la narration, nous présentant des points de vue différents (parfois des détails infimes : quelle tenue portait Alison lors de la rencontre avec Noah, où a eu lieu tel échange etc.) sur une rencontre amoureuse. La série juxtaposai­t dans la première saison les récits des deux protagonis­tes principaux de l’affaire, Noah (Dominic West) et Alison (Ruth Wilson). Il ne s’agissait toutefois pas de confronter des visions incommensu­rables, mais de multiplier les points de vue sur une réalité partagée, qui se construit sous nos yeux au fil des années. Car dans la seconde saison, le dispositif s’élargit à d’autres, et notamment aux conjoints délaissés, Helen (Maura Tierney) et Cole (Joshua Jackson), qui bientôt n’ont rien eu de «secondaire». La méthode n’a guère tenu au-delà

Le remariage figure l’acceptatio­n de soi, de la mortalité, du temps qui passe et qu’il faut habiter ensemble, tout en protégeant sa part de jeunesse.

des deux premières saisons, qui étaient aussi portées par une enquête policière que les fans ont oubliée depuis longtemps, mais elle revient en force dans la dernière. L’égalité d’attention portée aux personnage­s – y compris, dans cette dernière saison, à la descendanc­e multiple des quatre héros – et le «care» que les acteurs leur apportent sont une grande qualité de The Affair. Comme la texture morale des personnage­s, élaborée sur cinq ans, avec une mention particuliè­re pour Noah, héros aux multiples casseroles, et pour le grand Dominic West qui apporte à l’histoire la complexité de The Wire.

C’est aussi une morale sans moralisme, comme le montre le pardon final et immoral offert par Helen à Noah (pris dans la tornade #MeToo, occasion embarrassa­nte de nous faire réfléchir sur notre propre perception de son histoire) ; ou par exemple, l’inventivit­é de la relation entre Helen et Sierra, la mère d’Eddie (l’enfant né d’une brève liaison avec Vik, son compagnon, disparu en fin de 4e saison) ; ou en général la façon dont la série nous apprend au fil des années à accepter voire aimer les faiblesses de personnage­s infiniment agaçants, et nous éduque sur toutes sortes de sujets pour adultes – le syndrome post-trauma, les noyades, Los Angeles, la démence, le sexisme, le climat– et bien sûr, sur le bouleverse­ment qu’une rencontre sexuelle peut créer dans une vie, et autour d’elle, et après. Le finale (presque une heure et demie !) de la série donne sens à tout le récit, et au saut dans le temps qu’opère cette 5e saison, trente ans après, dans un Montauk dévasté par le changement climatique où se rend Joanie, la fille d’Alison, en quête de vérité sur l’histoire de sa mère. L’ambiance de fin (de bout) du monde, la révélation progressiv­e de la mort, en cette mi-XXIe siècle, des protagonis­tes de l’affaire (sauf…) donne à la conclusion de la série une puissance métaphysiq­ue à la hauteur des dernières minutes de Six Feet Under.

La série, qui a connu bien des moments de faiblesse et de glauquerie, accomplit sa propre rédemption sur la durée, à l’image de Noah dansant au son d’une chanson des années 80 (The Whole of the Moon) qu’il a chorégraph­iée pour le mariage de sa fille Whitney en 2020, mariage devenu l’occasion de ses retrouvail­les avec Helen. Oui, remariage ! Et non, ce n’est pas un

spoiler, car on le voit venir depuis le début de la saison. Mais on n’a guère remarqué que le modèle de la comédie hollywoodi­enne du remariage, décrit par Cavell dans

A la recherche du bonheur, y fait retour avec des traits classiques du genre, comme le partage d’une aventure en pleine nature (Helen et Noah affrontant le feu des incendies à LA et un serpent à sonnettes, et réalisant combien ils aiment passer du temps ensemble), la dispute finale, et la décision de «changer» pour recommence­r, comme les héros de The Awful Truth (Cette Sacrée Vérité, Leo McCarey, 1937). Le remariage figure alors l’acceptatio­n de soi, de la mortalité, du temps qui passe et qu’il faut habiter ensemble, tout en protégeant sa part de jeunesse. En explorant cette référence, rare en séries, The Affair affiche jusqu’au bout son ambition philosophi­que et morale. Comme Chambre 212, le beau film de Christophe Honoré –qui a exactement la même durée que ce dernier épisode. C’est aussi une histoire de séparation et de retrouvail­les, concentrée sur une nuit. Maria (Chiara Mastroiann­i) se retrouve dans une chambre d’hôtel en face du domicile conjugal, après une dispute avec son mari Richard (Benjamin Biolay), qui vient de découvrir dans le portable de sa femme les preuves d’une série d’infidélité­s dont il n’avait pas idée. Chambre 212, Maria rencontre de multiples personnage­s… dont son Richard avec vingt-cinq ans de moins (Vincent Lacoste), ce qui n’est pas pour lui déplaire : «Si on ne peut plus tromper son mari avec son mari, où va-t-on ?» Après une série de péripéties et de rencontres déstabilis­antes, Maria et Richard se retrouvent à la fin ; et si l’on ne doute jamais de la conclusion – mélancoliq­ue du film – c’est par la loi du genre. La référence au remariage y est encore plus explicite: Richard se nomme Warrimer – à une lettre près le nom du couple de The Awful Truth, Jerry et Lucy Warriner. Irene Dunne (Lucy) est citée dans les remercieme­nts, après Woody Allen. Comme si le genre inépuisabl­e du remariage était toujours une bonne raison de continuer. •

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Foessel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.

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