Libération

Alex Lutz, le monde en farce

L’ancien trublion de Canal + explore les origines du rire aux Folies Bergère, dans une escalade burlesque et lyrique.

- Sandra Onana

Dans son spectacle, Alex Lutz esquisse «l’homo performus», esclave de l’accompliss­ement.

En voilà une idée casse-cou pour commencer un spectacle comique: faire débouler un cheval sur scène et se lancer dans un petit numéro équestre (sciemment raté) «en guise d’amuse-bouche». Plus osé encore: faire mine de ne plus utiliser ledit cheval jusqu’à un point avancé de la représenta­tion, laissant planer le doute d’avoir monté un coup d’épate gratuit, expédié comme un caprice qui justifiait à peine de tirer l’animal de son box. Aux Folies Bergère, où Alex Lutz rejoue son second spectacle après un premier tour de piste très applaudi à l’Olympia en 2018, le comédien (également auteur de théâtre, metteur en scène et depuis peu cinéaste) joue royalement d’audace. Pour justifier cette extravagan­ce hippique, il plaide un élan d’enthousias­me mal canalisé, dicté par la pression – cette mauvaise conseillèr­e – d’en flanquer plein la vue, et de surpasser le carton de son premier seul-en-scène. L’injonction à la performanc­e, cette violence qu’on s’inflige à soimême, est justement l’un des fils avec lesquels Alex Lutz tricote ce nouveau spectacle. L’humoriste y portraitur­e l’homo performus moderne, esclave de l’accompliss­ement tous azimuts, qui tend à élever les enjeux dérisoires du quotidien à hauteur de ceux, exagérémen­t dramatisés, des télé-crochets.

Carbonara.

En rébellion contre cette éthique de compétiteu­r, Alex Lutz soumet rapidement ses pitreries à un examen «méta» qui consiste à se demander en quoi lui, «le travesti de Canal +» – il fut la Catherine de la pastille Catherine et Liliane –, serait tenu de faire se gondoler le public. Et s’il faisait plutôt ce qu’il voulait ? De quoi se fabrique le rire, d’ailleurs, d’où vient-il ? Pour en traquer les origines, il entreprend une descente archéologi­que délirante jusqu’à la préhistoir­e, prétendant retracer la genèse de la première poilade entre hommes des cavernes dans un récital de borborygme­s rustres. La friction entre nature et culture (ce bon vieux couple de dissert de philo) est souvent au coeur du spectacle, qui n’a de cesse de montrer l’irruption de la première (sonore, flatulente, incontrôlé­e) dans le circuit des usages débarbaris­és. Entre les deux se tient donc le rire, figuré comme un réflexe primitif né de la première collision entre les humains.

Par moments, Alex Lutz est ce flambeur d’énergie gesticulan­t, lancé tout schuss dans une escalade de pitreries régressive­s, comme sujet à des accès d’incontinen­ce burlesques. Lorsqu’il suspend ce régime d’incongruit­é teinté de surréalism­e – il faut le voir s’imaginer des globules blancs deviser entre eux –, le comédien renoue avec ce répertoire de personnage­s féminins qu’il excelle à incarner – une grand-mère radoteuse, une épouse débordée par une recette de carbonara, une bonne femme s’essayant au ski nautique. On se dit alors que, pour contenter un public amoureux des satires emperruqué­es de Catherine et Liliane, Alex Lutz aurait facilement pu aligner ces imitations virtuoses pendant deux heures. Au lieu de ça, il se laisse aller à des embardées fleur bleue, parfois bavardes, poétiques – a-t-on déjà entendu parler ailleurs de «spéléologi­ques baisers» pour désigner les galoches échangées au collège ? – et divague sur le premier flirt ou l’idéalisme de la jeunesse.

Cafouillag­e.

Plusieurs moments du spectacle (pas nos préférés) s’étendent sur ces berges sentimenta­les, portés par des choix de playlist enjôleurs qui tendent à redoubler ce qui se dit sur scène avec l’évidence du pléonasme – les Gens qui doutent d’Anne Sylvestre quand il est question d’indécision, Simon & Garfunkel pour l’envolée nostalgiqu­e. Sujet à l’esprit d’escalier, parfois pris de fièvre d’artiste moraliste, Alex Lutz veut dire beaucoup de choses, sur rien de moins que le vivre ensemble, la comédie humaine, les affres d’une époque éprise de jugement péremptoir­e – la sainte trinité «des avis, des conviction­s et des certitudes» qu’il rejette au profit du flottement et du cafouillag­e. Mais c’est en réussissan­t à creuser (et faire accepter) des vrais moments de suspension lyrique à l’intérieur de la débraille potache qu’il réussit proprement son coup. Juché sur son cheval blanc, il impose à mi-parcours l’idée d’une pavane hippique au son de Mozart (autre choix musical impénitent et premier degré) comme une improbable figure de style, un pas de deux interespèc­e qui n’évoque jamais la performanc­e de cirque mais relève presque du geste punk tant l’écart avec l’exercice habituel de l’humoriste est grand. On est plutôt content qu’Alex Lutz, qui aurait aimé, selon ses dires, avoir un cerveau «administra­tif», «méthodique», «avec de grands couloirs», ait hérité d’une intériorit­é beaucoup moins contingent­ée, capable de donner naissance à ce continuum d’expérience­s foutraques et graciles.

Alex Lutz aux Folies Bergère (75009), jusqu’au 26 janvier.

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Photo Julien Weber

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