Libération

«Les Bonnes», madame promène son culte

La Sud-Africaine Robyn Orlin adapte, avec un casting entièremen­t masculin, la pièce de Genet sur le cloisonnem­ent social.

- Anne Diatkine

Jean Genet est un écrivain encore peu connu – en dépit du soutien enthousias­te de Sartre– lorsque sa deuxième pièce, les Bonnes, est jouée en 1947 à l’Athénée dans une mise en scène de Louis Jouvet. Et c’est une pièce qu’on ne peut sans doute plus recevoir exactement de la même façon en France en 2019. Non que les rapports de classe n’existent plus. Mais ils avancent la plupart du temps masqués, parfois sous les couleurs de la compassion ou de la commisérat­ion. Les gens bien aident le personnel à obtenir leurs papiers. Et se désolent que la reconnaiss­ance ne soit pas toujours à la hauteur des efforts consentis. Plus le rapport de subordinat­ion semble gommé ou affadi, plus violente est la désillusio­n en cas de larcins et autres. On ne dit plus «bonne», et on n’a jamais dit «bon», mais «employé(e) de maison». La chorégraph­e sud-africaine blanche Robyn Orlin respecte à la lettre le texte de Jean Genet, et si Madame (Andréas Goupil) est blanche, ses bonnes, Solange (Maxime Tshibangu) et Claire (Arnold Mensah), sont noires, et les trois sont des hommes qui jouent à se travestir et à simuler les uns et les autres.

Transe.

Arnold Mensah et Maxime Tshibangu, en chair et os et en couleurs, filmés en direct par une petite caméra sur un pied de micro que le spectateur ne discerne pas. Encore un film sur une scène de théâtre ? Encore une projection qui vampe le regard et le détourne du plateau ? Sans doute, mais cette fois-ci le dispositif de Robyn Orlin est particuliè­rement troublant car il nous pulvérise dans un lieu et une époque indétermin­ables, tout autant ici et maintenant qu’anachronie. Claire et Solange, les deux bonnes, jouent donc, dans la première partie de la pièce, de dos. Elles peuvent se voir de face en miroir sur le grand écran, et elles ne cessent de bouger sur une musique de plus en plus insistante, transforma­nt leur rituel en une transe au fur et à mesure que le paroxysme du phrasé gagne. Madame, spectatric­e essoufflée et sublimemen­t apprêtée, arrive en retard au théâtre, elle s’installe au milieu de la rangée en dérangeant le vrai public. Prendre du temps à fermer son portable. Répondre au

Les domestique­s sont jouées par des Noirs.

téléphone. Puis, enfin, se calmer et regarder les deux vipères revêtir ses vêtements et préparer le tilleul empoisonné. Madame a tout vu lorsqu’elle arrive sur scène, accueillie par «des glaïeuls horribles d’un rose débilitant». Est-ce un hasard si c’est de sa bouche que le texte de Genet nous parvient dans sa plus grande netteté ? Ou est-ce dû à son rôle, la maîtresse se doit d’être audible ?

Lucide.

Dans sa préface intitulée «Comment jouer les Bonnes», Genet explique : «Le jeu sera furtif afin qu’une phraséolog­ie trop pesante s’allège et passe la rampe.» Ici, comme dans toutes les mises en scène de la pièce ces dernières années,

rien ne peut être qualifié de «furtif». Mais on se dit que l’écrivain était lucide sur ce qui risquait d’encombrer son style. Quant à Robyn Orlin, elle confie dans le programme de salle qu’elle a tenu à ce que les comédiens qui jouent les deux domestique­s soient noirs après avoir été scandalisé­e de découvrir pendant l’apartheid cette pièce interprété­e par trois comédienne­s blanches.

Les Bonnes de Jean Genet m.s. Robyn Orlin Jusqu’au 15 novembre au théâtre de la Bastille (75011) dans le cadre du festival d’Automne, puis en tournée.

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Photo Jérôme Séron
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