Libération

En 2019, l’Europe compte ses murs

Alors qu’on pensait en 1989 entrer dans une ère de libertés, les barrières se sont multipliée­s partout sur la planète, notamment en Europe, continent forteresse.

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Le Rideau de fer s’est déchiré il y a trente ans. L’Europe célèbre partout sa réunificat­ion, les images de liesse de la chute du mur de Berlin tournent en boucle sur les écrans de télévision. Que fête-t-on, au juste ? La débâcle du bloc soviétique ? Après trois décennies de libéralism­e, le triomphe du «camp» capitalist­e a un mauvais arrière-goût, économique comme écologique. La «fin de l’histoire» promise par Francis Fukuyama ? Théorie démodée, à l’heure des convulsion­s mondiales du modèle démocratiq­ue et du retour en force de l’autoritari­sme (lire pages 6-7). Reste les libertés. De parler, d’écrire, de débattre, de critiquer, de voter. Et la première offerte par la chute du Mur, le 9 novembre 1989 : celle de se déplacer, de réunir des familles, de voyager, d’émigrer. Avec l’espace Schengen, l’Union européenne a poussé très loin l’abolition des frontières: dans le prolongeme­nt de la chute du Mur, elle a permis à ses citoyens de passer d’un pays à l’autre sans visa, donc sans contrôle gouverneme­ntal.

Au fur et à mesure que l’Europe faisait disparaîtr­e ses bordures internes, elle en a pourtant érigé de nouvelles, sur ses contours externes. Le mur Est-Ouest a été remplacé par un mur Nord-Sud, plus long et plus haut que le Rideau de fer. Au tournant des années 2000, le continent commence à se refermer sur luimême. La coupure n’est plus dictée par un affronteme­nt idéologiqu­e entre deux puissances, mais par une

peur – économique, politique, culturelle, sécuritair­e– de l’étranger venu de Syrie, du Nigeria, de Chine, de Tunisie, du Bangladesh, d’Afghanista­n, d’Erythrée, etc. Lors de la crise migratoire de 2015, l’Europe finira de se barricader.

Les rares points de franchisse­ment de la frontière extérieure de l’Union européenne sont aujourd’hui devenus des noms familiers. Des images aussi: l’enclave de Ceuta et ses hautes grilles qui séparent l’Espagne du Maroc, les îles de Lampedusa (Italie) ou Lesbos (Grèce) et leurs réfugiés en gilets de sauvetage, ou les campements de tentes de Calais… Ils forment, en pointillé, ce nouveau mur européen. A la différence du soviétique, celui-ci offre des possibilit­és de passage. Depuis 2010, l’UE a accordé l’asile à 1,2 million de réfugiés. L’Allemagne elle-même a accueilli sur son sol plus d’un million de migrants en 2015. Mais ce nouveau rempart est aussi plus mortifère. Plusieurs centaines de personnes ont péri en tentant de franchir le Rideau de fer. Ces cinq dernières années, 17419 exilés sont morts aux portes de l’Europe.

Ceuta, toujours plus haut

Il existe seulement deux points de jonction terrestres entre l’Afrique et l’Union européenne : Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles situées au nord du Maroc. Des deux, Ceuta est la plus convoitée. Sa frontière serpente sur huit kilomètres au milieu des rochers, depuis le postefront­ière de Tarajal jusqu’à celui, fermé, de Benzu. Le grillage qui la dessine, parsemé de cabanes de surveillan­ce éclairées de jour comme de nuit, est visible de loin. Haute de six mètres, la barrière métallique érigée à la demande de l’Europe il y a dix-huit ans (pour un coût de 30 millions d’euros) sera relevée dans les prochains mois. Elle atteindra dix mètres, la taille d’un immeuble de trois étages.

Madrid a aussi promis le retrait de la «concertina», un fil barbelé serti de petites lames de rasoir qui dévore la chair et les habits. A Ceuta, chaque jour, de jeunes Marocains, Erythréens ou Soudanais se pansent les mains ou les jambes, là où les barbelés ont attaqué leur peau et leurs manteaux. Le 30 août à l’aube, à la faveur d’un épais brouillard, 155 d’entre eux ont réussi à escalader les hautes barrières de la frontière. Malgré tous les efforts des gouverneme­nts, ces huit kilomètres de séparation, en plein coeur d’une région montagneus­e, accidentée, n’ont jamais été totalement imperméabl­es. Du côté espagnol, la police s’est équipée de caméras à vision nocturne, de câbles et de détecteurs de bruit, enterrés, pour prévenir de tout mouvement. Et du côté marocain, où les petits cabanons de guet se succèdent le long de la frontière, la terre est remuée, terrassée, des tentes et campements de l’armée sont installés et des jeeps patrouille­nt. Un no man’s land

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