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Denise Acabo, la doyenne du chocolat

La doyenne des chocolatiè­res parisienne­s, à la tête de l’Etoile d’or, est une figure de Montmartre. Sa gouaille, sa généreuse familiarit­é et son expertise ravissent une clientèle qui rassemble connaisseu­rs, people et touristes.

- Par Pierre carrey Photos Lucile BOIRON

Malheur à cette gloire de la cuisine, gabarit de pièce montée, qui s’est un jour aventurée chez Denise Acabo, la doyenne des chocolatiè­res parisienne­s, 83 ans, et qui a gobé tout rond un chef-d’oeuvre praliné. «Non mais c’est comme ça que tu fais l’amour à ta femme ?» a lancé Denise. Privilège de l’art et de l’âge, la sainte patronne des friandises tutoie ses clients sans distinctio­n de notoriété, raille, râle, raconte un savoir perdu et le monde qui lui était associé, cajole, accompagne chacun dans cette quête miniature d’un bonheur solitaire ou mondain, et si l’on pousse le battant de sa boutique au pied de la butte Montmartre, A l’Etoile d’or (1), c’est autant pour sa marchandis­e exquise que pour elle, petite fille à peine vieillie en kilt écossais et fines nattes blondes très sèches. Alice au pays des vermeils ?

On jouit du chocolat comme du corps de l’autre et suivant les règles d’un Kamasutra qu’elle est la seule

à enseigner. Voici donc. Enfourner le chocolat à pleine bouche. Laisser fondre en donnant quelques coups avec la pointe de la langue – «pas avec le centre, il n’a pas de papilles, c’est mort». Faire rouler le chocolat de gauche à droite et de bas en haut, afin d’imprégner la bouche de ses parfums. Laisser s’éteindre le charme lentement. Au moins une minute d’extase. Avalez la pièce entière, parce que la demi-clémentine confite et vernissée de cacao (le Santa Lucia de Sicile) viendrait à couler sur le menton et, de même, la meringue duveteuse de Palomas (le Palet de Fourvière, spécialité lyonnaise) ne ressembler­ait plus qu’à un banal cachet d’aspirine. Acabo mime la scène en fermant les yeux. Tête basculée en arrière. Sa main fait descendre les sucs suprêmes le long de sa gorge, au comptegout­tes. Elle a donné le truc à sa voisine, Meryl Streep. «Elle était là, là où je vous parle, en train de manger mes chocolats. Elle criait “My God ! My God !” comme si elle allait s’évanouir. Les clients l’ont applaudie. C’est vraiment une grande actrice.»

Vérités bibliques. Denise Acabo est une chocolatiè­re avec la rarissime noblesse de la carafe en porce

laine du même nom, celle qui sert le chocolat et non celle qui le fabrique. En quelques décennies d’initiation à ces plaisirs pour enfants ou adultes, elle n’a jamais cueilli une cabosse au Pérou ni torréfié les grains dans des effluves de forgeron. Elle ignore les pourcentag­es de cacao et le dogme très bonne conscience du «bean to bar» (de la fève à la tablette). Mais on ne la lui fait pas. Combien de jeunes artisans se sont cassé les dents en lui soumettant le fruit de longs mois de sucre et de sueur ? Les impétrants viennent à l’oracle dans la rue PierreFont­aine qui conduit au Moulin rouge et ils s’arrêtent chez elle, au numéro 30. Ils se fraient un passage à travers les objets sacrés, le calendrier Michou 2010 (un autre voisin) et les bristols calligraph­iés qui proclament quelques vérités bibliques: «L’estomac est un organe aussi délicat que le coeur», «Le chocolat est un aphrodisia­que»… Un adorable petit cochon s’égaye en pâte d’amande. Rayonnants sur les étagères de bois, les grands maîtres de la sucrerie sont exposés comme des trésors dans leur reliquaire. Boîte à chapeaux, boîte à musique, boîte de conserve dans lesquelles baignent de fausses sardines à croquer… Le verdict tombe au comptoir poli par l’ébéniste, face à une mystérieus­e chaise qui frôle le carrelage comme un prie-Dieu. Denise Acabo fait tonner la foudre : «C’est bon !» Ou bien : «C’est de la merde!» On raconte que même des stars de la pâtisserie consultent la pythie en secret.

«From Japan ?» Il y a aussi des avions charters qui se posent chaque semaine à l’Etoile d’or, au milieu des délices et d’un décor qui n’ont pas varié depuis quarante ans. La faute au Fabuleux destin d’Amélie Poulain qui a infusé le quartier avec ses notes d’accordéon et sa mélancolie sépia. Des dialogues hardis s’engagent avec les touristes. Elle :

«From Japan ?» Eux : «No, China.» Certes, beaucoup ne dévorent que des yeux. Pendant ce temps, une Parisienne emporte un assortimen­t pour un anniversai­re (25 euros, soit une dizaine des plus belles bouchées). Une touriste commande un coffret pour 178 euros. A la fin de l’après-midi, Denise Acabo s’inquiète : «Il n’y avait pas grand monde aujourd’hui. Ce doit être à cause du Salon du chocolat. Les gens ont mangé gratis.» Sa fille Martine, qui est passée la voir après le tra

vail : «Mais non, Maman, c’est parce

que les gens rentrent de congé.» La patronne est travaillée par cette peur âpre que le magasin ferme à jamais. C’est un fait, le chocolat oscille avec la crise économique et les turpitudes morales. Les bénéfices fondent. Ses meilleures années, à Noël, la gardienne chocolatiè­re farcissait des boîtes rembourrée­s telles des coussins cousus d’argent. Cinq kilos de douceurs exorbitant­es, destinés aux grands cabinets d’avocats ou aux ministères.

Alors que des virtuoses du marketing construise­nt des devantures neuves comme l’antique, salissent un mur pour prétendre à l’authentiqu­e, Denise Acabo n’a eu besoin de toucher à rien pour continuer son oeuvre. L’Etoile d’or est à la fois un commerce et un musée. L’emballage ? Du véritable papier d’Epinal comme la manufactur­e n’en produit plus guère, exhibition de dessins et devinettes comme on n’en fait plus non plus. Le contenu relève du tour de France des fromages, version sucrée et partie Est du pays. Négus de Nevers, bergamote de Nancy, sucre d’orge des religieuse­s de Moret, anis de Flavigny, calisson d’Aix, grisette de Montpellie­r… Le chocolat, lui, étincelle dans la vitrine centrale. Le fleuron ultime trône sur une table à part –les plaquettes de Bernachon, l’inimitable maître lyonnais. «Quand j’étais jeune, je fermais la boutique et j’allais le voir en train, chaque semaine, pour le supplier de me vendre son chocolat, raconte-telle. Il n’était pas intéressé par Paris. Il a cédé parce que je lui cassais vraiment trop les pieds.» Les descendant­s de Maurice Bernachon, qui aurait fêté son centenaire cette année, se sont désormais implantés au Japon. Et pour la première fois à Paris, cet automne, dans un espace froid et clinquant, comme un duty free à Dubaï.

Fuite de gaz. L’Etoile d’or en

tremble. «Mais je vais me relancer», promet Acabo. Elle ne suivra pas les conseils de la banque, de l’assurance, de quelques amis et clients qui l’aiment : la retraite. «Mes enfants disent que le magasin

est toute ma vie, soupire-t-elle. Et ils ont raison…» Et puis, si elle a survécu à la catastroph­e de février 2014, cela veut dire qu’elle est peut-être éternelle. Ce jour-là, le sol s’est dérobé sous ses pieds dans un tonnerre de glaces brisées qui a réveillé tout le quartier. Une fuite de gaz au sous-sol. Les voisins l’ont crue morte. Elle s’en est sortie mais pas certaines pièces de porcelaine uniques ni les monceaux de gourmandis­e jetés dans les gravats. Denise a appelé son copain Michou : «Je sais que tu aides les pauvres. Passe avec ton camion et prends tout ce que tu peux.» Pendant plus d’un an, la boutique est restée close. Acabo a entraperçu la fin :

«J’ai pensé me foutre en l’air.» Elle a songé à ses morts. A ses parents immigrés italiens à Tunis qui divorcent et la placent chez les soeurs à Carthage alors qu’elle n’a que 3 ans : «Je n’ai pas eu d’amour. C’est pour ça que je tiens tant à la chocolater­ie. Ici, tout le monde m’embrasse.» A son mari tué dans un accident alors qu’elle traversait la route à ses côtés. Un ami a tenté de la consoler : «Tu as de la chance d’être en vie. Tu dois être protégée par le mage.» Le voyant Jules Charles Ernest Billaudot, dit Edmond, qui prédisait l’avenir du Tout-Paris au XIXe siècle dans un costume de prêtre orthodoxe, résidait en effet dans l’arrière-cour de son magasin. Une célébrité de plus dans une rue naguère occupée par Breton, Degas, Toulouse-Lautrec, Pissarro et… Mimie Mathy

Le mage a bien fait son travail : Denise Acabo continue d’initier des coeurs purs au chocolat tantrique. Un commerçant voisin : «C’est une vedette ! On connaît tous son histoire. A Tunis, elle a grandi avec Claudia Cardinale qui était

quasiment sa soeur jumelle.» Souvent, des stars viennent se réfugier dans cette boutique qui a fini par devenir aussi moelleuse que les friandises qu’elle vend. Ainsi de Michou, 88 ans, qui venait, voilà quelques mois encore, passer des aprèsmidis gourmands, posé sur le prie-Dieu installé spécialeme­nt à son attention, face à la caisse enregistre­use. Pendant que Denise raconte et raconte les protocoles sacrés du cacao, le roi des cabarets fait semblant d’épousseter les vestes des clients qui lui tournent le dos et, discret, tripote quelques culs. (1) 30 rue Pierre-Fontaine (75009).

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Denise Acabo, 83 ans, dans sa boutique de confiserie­s à Paris, le 5 novembre. A l’Etoile d’or est à la fois un commerce et un musée. On y trouve Négus de Nevers, bergamote de
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 ??  ?? Nancy, sucre d’orge des religieuse­s de Moret, anis de Flavigny, calisson d’Aix, grisette de Montpellie­r…
Nancy, sucre d’orge des religieuse­s de Moret, anis de Flavigny, calisson d’Aix, grisette de Montpellie­r…
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