Face à la méfiance permanente
Tandis qu’une «marche contre l’islamophobie» est organisée à Paris ce dimanche, «Libération» est allé à la rencontre de musulmans pour recueillir leur sentiment sur le climat actuel et sur cette initiative.
Quels sentiments vous inspire cette marche ? Ressentez-vous effectivement une stigmatisation ? Etes-vous inquiet ? A la veille de la manifestation «Stop à l’islamophobie» qui aura lieu ce dimanche à Paris – à la suite de l’appel lancé par un ensemble d’organisations dans nos colonnes et qui, depuis, sème la zizanie dans les rangs de la gauche (lire pages 16-17)– Libération est allé sonder le moral de musulmans, de Paris à Nice, en passant par Roubaix et Lyon. Téléphone à l’oreille, Nacira file à la crèche, dans le quartier de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris, pour récupérer son fils. «Je n’ai pas entendu parler de cette manifestation, admet-elle. Vu le climat, je n’écoute plus les informations.» Agente administrative d’une trentaine d’années, elle porte parfois le voile, «surtout pour prier». Elle évite «de se mettre quelque chose sur la tête pour se rendre dans les administrations». Nacira regrette surtout
qu’à «chaque saison, les polémiques sur le voile reviennent» et souhaite que le «gouvernement ait une parole forte pour fixer des limites aux polémiques».
Conseiller en organisation, Tariq n’ira pas non plus à la marche. Rejetant toute posture victimaire, ce musulman trentenaire qui s’exprime «comme citoyen» et souligne que ses «options religieuses [pratiquant ou pas, ndlr] sont d’ordre privé», redoute «qu’elle ne soit contre-productive». Très au fait des débats politiques, il estime que «les termes employés sont piégés, notamment celui d’islamophobie. Il y a une méprise sur ce que cela signifie et beaucoup en jouent». Lui aussi s’inquiète du climat qui s’est installé au sujet de l’islam. «L’Etat n’arrive pas à résoudre les maux de la société, comme la petite délinquance dans les quartiers. Ce qui favorise l’amalgame que certains religieux instrumentalisent», estime-t-il. Mais selon lui, la fracture s’est surtout creusée depuis les attentats commis en 2015. «Apparemment, la société française y a résisté. Mais la méfiance vis-à-vis de l’islam s’est durablement installée. Il y a de moins en moins de place pour la nuance dans les débats.»
Responsable du site d’informations musulman Saphirnews, Mourad Latrech estime que la situation s’est singulièrement dégradée après l’attaque à la préfecture de police et les polémiques qui ont suivi sur les «signaux faibles» de radicalisation et le voile. «Les milieux musulmans sont de plus en plus inquiets, assure-t-il. Beaucoup de personnes auraient pu se joindre à la marche de ce dimanche. Mais les polémiques qui ont surgi ces derniers jours vont restreindre la participation, qui risque de se limiter aux milieux militants.»
Nice
«Avec l’attentat, ça a empiré»
Dans le centre-ville de Nice, c’est tout juste la fin de la prière dans la mosquée de la rue de Suisse . Si la marche est passée sous les radars de la plupart, le sujet reste une vraie préoccupation, étayé par des récits similaires. Celui, par exemple, d’un trajet en tram avec une femme voilée «victime de mauvais regards».
Nabil, lui, raconte avoir vu un homme s’écarter car «il avait peur», Azdin a déjà entendu une personne murmurer «espèce de
terroriste», Esmeralda affirme avoir dû un jour «s’interposer» pour défendre quelqu’un. Comme si la promiscuité des transports en commun exacerbait les discriminations et la haine envers les musulmans : «Elles cachent quoi sous leur voile ? Rien d’autre que des cheveux,
ironisent Esmeralda et Fatima. Le foulard, ce n’est pas un truc de terroriste. Mais il dérange car il y a de plus en plus d’islamophobie en France.» Ces deux copines musulmanes estiment que c’est «de pire en pire». Elles pointent la responsabilité de certains médias «qui ne parlent que du voile» et de la classe politique «qui préfère évoquer la religion pour cacher la crise économique».
A peine ses chaussures enfilées, Nabil enchaîne les anecdotes sur les discriminations qu’il a subies. La dernière en date : un CV jeté à la poubelle lors d’une candidature pour un
emploi dans le transport routier, «parce [qu’il est] musulman» : «Ça m’a touché, dit-il. On a grandi ici, ce n’est pas normal de vivre ces choses-là. Ça ne m’était jamais arrivé avant. Quand je suis arrivé à Nice, il y a vingt ans, j’ai trouvé un job directement. Mon origine et ma religion n’avaient pas posé de problème.»
Djelloul, un autre fidèle, enchaîne : «Dès qu’il y a des événements, on est de nouveau stigmatisés. Avec l’attentat de Nice, ça a empiré. On nous regarde de travers, puis ça se tasse jusqu’au prochain événement. Alors que les musulmans n’ont rien à voir là-dedans.» Azdin, le responsable du lieu de culte, abonde : «Les attentats ont provoqué un sentiment de haine envers les musulmans. Je pense qu’il y a un problème au niveau de l’éducation scolaire et dans les familles. Dans les médias aussi, il n’y a pas assez de représentants de la communauté musulmane. Du coup, les gens sont moins ouverts qu’avant.» Lui n’a jamais été personnellement agressé mais assure que des remarques islamophobes lui reviennent régulièrement aux oreilles.
Alors, Esmeralda et Fatima ont trouvé une solution pour se protéger : elles ne regardent plus la télé. «En ce moment, ils ne parlent que du voile. Mais ce n’est pas nouveau. Les gens ont toujours eu peur de ce qui est différent,
analysent-elles. Ce n’est pas à nous de changer ou d’aller frapper aux portes pour faire des débats. La seule chose à faire, c’est de bien se comporter. Et les gens peuvent nous soutenir par le vote.» Djelloul fait «confiance aux nouvelles générations» et Azdin à «l’éducation».
Lyon
«on n’a plus le droit de vivre en France»
«Non merci, je préfère ne pas répondre, à chaque fois qu’on s’exprime, c’est utilisé contre
nous.» Aux abords de la Grande Mosquée de Lyon, les fidèles nous éconduisent poliment mais fermement. A l’intérieur, Mina Messalti, l’assistante du recteur, montre un gros trieur cartonné rempli de lettres. Des propos délirants, des insultes, des menaces, parfois de mort. «On ne dépose pas plainte systématiquement parce que ça n’aboutit jamais. Parfois,
il y a des photos de jambon, des tranches de chorizo dans l’enveloppe», soupire-t-elle. Mercredi dernier, c’est elle qui a récupéré la première un courrier dont s’échappait une poudre blanche. Avant que la police ne détermine qu’il s’agissait de simple farine, la mosquée a été confinée durant trois heures. Comme tous les mercredis, une cinquantaine d’enfants étaient là pour les cours d’arabe et de culture islamique. Les parents venus les récupérer sont restés bloqués à l’extérieur du périmètre, la prière de milieu de journée n’a pas pu avoir lieu. «Ce déferlement de policiers et de pompiers a nourri une inquiétude générale, ça a créé l’émoi, la peur. C’était sans doute l’objectif», estime le recteur, Kamel Kabtane, dont la mosquée accueille le vendredi plusieurs milliers de fidèles.
Depuis l’attaque de Bayonne et «le déchaînement contre les musulmans de ces deux derniers mois», il se demande, avec d’autres responsables du culte de la région, s’ils ne seraient pas «sous-protégés». Ce sentiment d’un traitement de défaveur, amplifié par
«certains médias de grande audience», laisse
un goût amer au recteur, après «tous ces efforts faits, cet engagement vis-à-vis de l’attachement à la République, à la laïcité». «Depuis 2017, on attend une parole forte de la part du Président. C’est le silence radio: on est devenus des gens qui n’ont plus le droit de vivre en France, or ce n’est pas le fruit du hasard si nous sommes là mais celui d’une histoire commune. On en est toujours à chipoter, à discuter de ce qu’est censé être un bon musulman», regrette Kamel Kabtane. Son assistante se précise «française, née ici» et a toujours porté le voile.
«Dans les années 70, 80, ça ne m’arrivait pas, ces changements de regard dans la rue, cette insolence au quotidien», raconte celle qui ne voit dans l’appel à manifester contre l’islamophobie qu’une «marche de plus» : «Il faut que le gouvernement se positionne de manière ferme et claire, et ne nous laisse pas à chaque fois éteindre le feu seuls.»
ROUBAIX
«Il y a des choses plus graves que le foulard»
«Bien sûr qu’on est inquiets !» Devant la mosquée Bilal, à Roubaix, à l’heure de la grande prière du vendredi, le sentiment est unanime. Les femmes se pressent à l’entrée qui leur est réservée, un petit groupe joyeux où les bises claquent, où le rire est facile. La polémique sur le voile dans les sorties scolaires a marqué ces mères de famille. «Il y a des choses plus graves que le foulard ! Le chômage, les SDF… Mais ils ne s’intéressent qu’à ça, ils le font pour les élections», affirme l’une d’elles. Fatima raconte un incident qui l’a choquée: «C’était à la sortie de la prière, au rond-point.» Suite page 16